En 2018, lors de mes études en Master d’anthropologie sociale et culturelle, il m’a été proposé d’élaborer une fiche de lecture sur un ouvrage parmi une liste qui m’était soumise. J’ai choisi l’ouvrage de la psychologue et anthropologue Sherry Turckle, intitulé : Seuls ensemble, 528 pages dédiées à la relation entre l’homme et les nouvelles technologies. Il est proposé ici un résumé de cette lecture.
Introduction
Seuls ensemble est un ouvrage anthropo-psychologique écrit en 2001 par Sherry Turkle, anthropologue et psychologue clinicienne d’obédience psychanalytique, directrice du département Technologie et autonomie au MIT (Massachussets Institute of Technology).
Cet ouvrage est dédié aux nouvelles technologies et aux relations que l’être humain entretient avec elles. Il est divisé en deux grandes parties qui sont étroitement liées. La première partie traite de la relation entre l’homme et la machine, notamment avec les nouveaux robots sociaux. Du Tamagotchi des années 1990 aux Cyborgs du nouveau millénaire, en passant par les robots-bébés, les robots-animaux de compagnie ou les robots-intelligents et thérapeutes, chaque relation avec l’homme est décortiquée pour en comprendre ce qu’il y recherche au plus fondamental : lutter contre la solitude qui semble inévitable. La seconde partie traite d’un autre type de relation : celui de l’homme avec Internet et tous ces nouveaux écrans qui l’entourent. Les jeux en lignes (comme Second life ou World of Warcraft), les réseaux sociaux (surtout Facebook ou Myspace) sont analysés dans ce qu’ils provoquent et inspirent. Smartphones dans nos poches, tablettes dans nos sacs, tous ces éléments sont de nouvelles formes pour palier les angoisses d’abandon, d’absence et de solitude. Ironie du sort, ces écrans qui essayent de nous éviter la solitude, nous y plongent plus profondément.
Tout au long de l’ouvrage, Turkle nous démontre comment la prégnance de l’un (les écrans, réseaux sociaux, jeux en lignes…) nous permet peu à peu d’accepter, sans rechigner, la présence de l’autre (les robots sociaux remplaçant peu à peu l’humanité dans la relation). Les paradoxes s’enchevêtrent et dénotent la complexité de la présence de ces nouvelles technologies dans notre manière éthique de les penser. Ils justifient pourquoi nous n’aurons bientôt plus peur de laisser les robots prendre soin de nous.
Néanmoins, Sherry Turkle nous met en garde contre l’appauvrissement de nos relations aux robots qui se banalisent peu à peu. Les relations complexes et conflictuelles sont nos nouvelles bêtes noires et nous sommes arrivés à un stade où confier notre amour à un robot n’est plus considéré comme lointain et chimérique, mais bien comme un choix délibéré, un « mieux que tout » dans nos relations, au lieu d’être un « mieux que rien » qui compenserait cette solitude si effrayante pour l’être humain.
Cette présentation du travail de l’auteure est loin d’être exhaustive. Son travail est le fruit de trente années de recherches. J’encourage le lecteur à se plonger dans ce livre qui lui, en revanche, est fort complet…
Le monde de la technologie nous offre une multitude de nouvelles possibilités. Infini domaine de créativité et d’exploration, les capacités que l’être humain développe au travers de celui-ci nourrit bien des fantasmes. Observons notamment les domaines de la construction identitaire du sujet, de la création du lien social et du développement de la capacité à être multitâches (emblématique du XXIe siècle). Présentés de la sorte, tout cela nous semble bien attrayant. Mais creusons plus profondément l’étude de Sherry Turkle…
I. Construction identitaire du sujet
La période adolescente est un lieu de construction de son identité, un moment phare dans l’exploration. Internet offre aux adolescents de nouvelles possibilités de recherche identitaire, notamment dans la création de personnages (ou avatars) dans les jeux vidéos ou les profils qui peuvent se modifier ou se développer au gré de l’utilisateur dans les réseaux sociaux. Les avatars permettent d’incarner un personnage que nous rêverions d’être, une forme améliorée de nous-même. Le profil simplifié permet à l’homme de montrer la meilleure image de lui-même en choisissant ce qu’il désire mettre en avant, ou non ; ses souvenirs y sont stockés. Les personnes timides peuvent s’exprimer plus facilement sur les chats et s’entraîner sur écran à être davantage ouvert dans la vie réelle. Toutefois, cette liberté créatrice a ses revers dans la construction du Moi. Celui-ci finit par être scindé en toutes ces multitudes d’identités choisies : une adolescente considère son profil Facebook comme sa jumelle ; certains joueurs finissent même par préférer les personnages qu’ils incarnent dans les jeux de rôle plutôt que la fade personne réelle qu’ils sont. Cela a du bon de pouvoir, derrière son écran, être ce que l’autre désire et imaginer l’autre comme nous le désirons. Mais finalement, les rencontres sont faussées et cela peut amener son lot d’angoisses. Sur Facebook par exemple, il semble très important pour certains de booster sans cesse leur profil afin d’y être vu et surtout, bien vu. Cela demande un effort car il faut pouvoir y passer suffisamment de temps pour montrer sans cesse sur l’écran ce que nous voulons que les autres voient, cela sans pour autant qu’ils le remarquent.
Toutefois, que se passerait-il si tout s’effaçait ? L’auteure nous dit qu’en somme, la vie en ligne inhibe l’authenticité. Son effet peut être anxiogène pour la construction du Moi : peur de perdre finalement un bout de sa vie si le profil n’existait plus, peur de perdre la relation à autrui.
II. Création du lien social
La connectivité semble maintenir un lien. C’est un moyen pour faire des rencontres, se dévoiler et partager avec d’autres des passions qui nous unissent au sein de ce qui est considéré comme une communauté (nous parlons, en effet, de la « communauté Facebook »). Avoir son téléphone portable constamment sur soi permet même à certains de « cimenter » leur vie. Une adolescente explique ainsi qu’entre tous ses allers-retours entre ses parents divorcés, son téléphone fait office de « ciment » sur la route. Toutefois, cette même adolescente dit aussi qu’elle finit par être le « message » envoyé entre ses parents qui ne se parlent plus qu’au travers d’elle.
Nous pouvons avoir de nombreux amis et ceux-ci, toujours là, dans notre poche. Sauf que, mis à part le fait que nous privilégions la quantité d’amis Facebook à la qualité de ces derniers, ces amis sont aussi interchangeables en fonction de leurs connexions. Nous pouvons aussi imaginer l’autre comme nous le désirons sans jamais avoir envie de le rencontrer en personne, car cela pourrait être décevant. Cela pousse l’être humain à ne plus accepter le négatif d’autrui dans sa totalité, mais bien à choisir ce qu’il veut prendre de son interlocuteur derrière l’écran.
Des sites de confessions anonymes ont également vu le jour où chacun peut dire ce qu’il a sur le cœur. Divan freudien moderne, ce genre de site n’a toutefois aucun cadre et il ne s’agit que de lâcher un poids vers l’extérieur sans se mettre face à ce qui nous préoccupe en profondeur.
La cruauté peut y être terrible. En effet, certaines personnes interrogées (qui sont assez nombreuses) savent qu’elles s’autorisent à dire des choses qu’elles ne se permettraient jamais de dire si les personnes étaient en face d’elles.
Tout cela participe à une illusion, une idéalisation de liens qui sont faux, de surface, qui ne sont pas suffisamment forts et, finalement, spongieux au point où les langues se délient au travers de l’écrit, parfois avec violence.
La communauté suppose le fait de « se donner les uns aux autres » (Turckle : 370) ; elle suppose l’échange et le sacrifice. Nous ne nous sacrifions pas dans les échanges sur internet ; nous ne nous y engageons pas : « …dans le royaume de la simulation, quelles obligations avons-nous envers autrui ? » (Turckle : 371) Turkle ajoute plus loin : « Les liens que nous formons sur Internet ne sont pas, au bout du compte, des liens qui nous engagent et nous tiennent redevables. En revanche, ils sont très certainement des liens qui nous préoccupent. » (Turckle : 431) La relation peut même être pervertie au point ou nous finissons par nous épier les uns les autres, en fonction de ce que nous postons sur les réseaux. Nous avons peur d’appeler et de devoir parler avec autrui ; cela suppose trop d’authenticité, trop d’engagement que de n’être tourné que vers une seule personne. Alors on n’appelle plus, on textote.
En essayant de contrôler le lien (ce qui semble à peu près réussit dans ces échanges) et d’échanger superficiellement avec un grand nombre d’« amis », le sujet finit par avoir de moins en moins d’intérêt pour l’autre. En effet, une perte de l’empathie a été relevée significativement lors d’une étude de longue période sur des étudiants de diverses générations. Avec une évolution de la sorte, il ne semble pas farfelu d’envisager que l’être humain ne soit plus surpris de pouvoir entretenir un lien fort avec un robot qui prendrait soin de lui.
III. Développement de la capacité à être multitâches
Pierre angulaire du XXIe siècle, la capacité à faire plusieurs activités en même temps est considérée aujourd’hui comme une qualité requise dans certains métiers. Les discours idéalistes sur le « multitâche » foisonnent et il semblerait qu’il soit adéquat aujourd’hui de pouvoir travailler un projet tout ayant un œil sur ses courriels, un autre sur une page internet et une oreille pour entendre le « bip » des messages… Plusieurs fenêtres s’ouvrent sur les écrans et les adolescents sont devenus maîtres dans l’art de communiquer avec plusieurs personnes, tout en ayant leur profil Facebook ouvert ou en jouant à des jeux en ligne. Nous passons d’une fenêtre à l’autre en fonction de nos lectures et notre vivacité semble être toujours en développement. Nous avons donc pris l’habitude de diviser notre attention.
Cette capacité en apparence bien vue nous pousse toutefois à nous disperser. Des études ont prouvé que faire plusieurs choses en même temps nous amène à réduire la qualité de nos productions. Au lieu d’avoir une seule chose bien faite, tout est fait, mais moins bien. Sherry Turkle l’a elle même observé avec ses étudiants : les étudiants ayant un ordinateur devant eux lors de ses cours ont de moins bons résultats que ceux prenant des notes à la main. L’explication viendrait du fait qu’en même temps qu’ils prennent des notes, ils sont facilement dispersés sur internet à regarder leur page Facebook ou à faire des achats en ligne. Ils sont ainsi passifs dans leur apprentissage et, bien sûr, moins attentifs : « L’habitude de disperser son attention est bien tenace. » nous dit-elle (Turckle : 413). Nous ne savons plus ce que c’est que de faire une seule activité correctement. Au point où nous ne pouvons plus nous empêcher d’avoir notre boîte mail ouverte lorsque nous sommes en train d’effectuer une autre tâche. Et si nous tentons de fermer la boîte pour ne plus aller voir nos courriels, en y mettant à la place un signal sonore nous indiquant que nous avons eu un message, notre comportement finit par devenir pavlovien : le signal sonore induit immédiatement le comportement compulsif d’aller voir ses courriels.
Le multitâche, malgré ses apparentes vertus, a donc un revers, celui de l’appauvrissement de la qualité du travail. Aussi, il nous empêche d’être dans une certaine immobilité bienfaitrice. Selon le psychologue Erik Erikson, qui a travaillé sur l’identité, l’immobilité est une chose importante lorsque l’individu se construit. Elle permet de construire son identité et de développer sa créativité. Il faut pouvoir être au calme, pour prendre du recul et intérioriser, pour enfin nous constituer plus librement.
Mais alors pouvons-nous dès à présent considérer la notion d’une nouvelle liberté dans la relation aux technologies ou bien cela ne masquerait-il pas plutôt une nouvelle forme d’asservissement de l’être humain ? Ou encore, notre sentiment de sécurité, tant choyé dans nos relations, ne serait-il pas la surface d’une nouvelle forme de surveillance désormais banalisée ?
IV. Liberté ou nouvelle forme d’asservissement ?
Il est vrai, nous sommes désormais libres de discuter partout où nous allons par le biais des
téléphones, toujours dans nos poches. Internet est une « zone de liberté » d’expression qui laisse un espace infini pour l’exploration. Nous pouvons nous libérer de nos sentiments désagréables en nous confessant sur des sites qui nous y invitent et ainsi nous sentir plus léger.
Mais ne pas avoir de téléphone sur soi devient une source d’angoisses. Certains ne peuvent plus partir en vacances sans être joignables sur leur téléphone. Des applications de chat apparaissent pour que nous puissions continuer à travailler, où que nous soyons.
De plus, nous ne nous sentons pas vraiment libres de poster telle ou telle chose sur notre profil Facebook car nous sommes observés. Finalement, un adolescent dit qu’il se sent plus libre depuis qu’il utilise moins la connectivité et qu’il privilégie les relations en face à face.
Cette liberté infinie d’expression et d’exploration n’aurait-elle pas un prix ? Nous devenons finalement dépendants de ce qui, au départ, semblait être une forme de liberté.
V. Sécurité ou nouvelle forme de surveillance ?
Il est vrai, avoir des amis sur internet semble facile. Nous pouvons nous sentir plus en sécurité derrière un écran lorsque nous discutons avec une personne. Nous pouvons prendre le temps d’écrire, de relire, puis de réécrire ce qui nous traverse. Nous pouvons avoir l’impression d’avoir une vie riche avec un bel avatar et un beau profil. Il est vrai aussi, sur le plan anthropologique, le 11 septembre 2001 a eu des effets sur les habitants des États-Unis. La peur a développé et amplifié le besoin de se sentir en sécurité et de savoir nos enfants en sécurité : s’il a un téléphone, il reste toujours joignable ; c’est une chose plutôt confortable pour des parents. Ainsi, depuis le 11 septembre, les américains acceptent davantage d’être surveillés et le téléphone est presque perçu comme une amulette de protection qui symbolise cette sécurité : « Après l’attentat, les parents qui, jusqu’alors, n’avaient vu aucune bonne raison pour que leurs enfants aient un téléphone, en découvrirent une : rester en contact. » (Turckle : 383)
Les robots ne demandent rien ; il n’y a pas de risque à avoir une relation avec un robot. L’anonymat nous protège sur internet ; nous ne prenons pas le risque qu’un ami désapprouve ce que nous sommes en train de dire. Nous ne sommes jamais isolé ; c’est aussi une forme de sécurité affective. Le sentiment d’appartenir à une communauté est très confortable. Tout est archivé, l’histoire de notre vie est stockée et nous permet de nous décharger de tous ces souvenirs, tout en les partageant.
Pourtant, il se développe un phénomène étrange sur les réseaux sociaux et les jeux de simulation en ligne, celui de la peur du mensonge et de l’inauthenticité des personnes avec qui nous communiquons. En effet, cette angoisse se développe car la surface ne permet pas toujours de montrer la profondeur de la personne avec qui nous communiquons de l’autre côté de l’écran. Elle pourrait bien dire qu’elle est une femme brune de vingt ans alors même qu’en réalité « elle » est un homme blond d’une soixantaine d’années. Qui le saurait ? L’anonymat de la rencontre a aussi son lot d’effets ; si nous commençons à mettre de l’affect malgré cet anonymat, nous avons peur de trop nous y impliquer. L’exemple de ce jeune homme discutant avec une femme dans Second Life nous permet de mieux comprendre les enjeux : la jeune femme dépressive et suicidaire lui prend beaucoup de temps. Elle a dévoilé un état d’âme présent dans la vie réelle et le jeune homme souhaite l’aider. Mais il se pose la question de la sincérité de cette femme. Elle pourrait bien ne pas être dépressive du tout sans que jamais il ne s’en rende compte. Cette idée le met très mal à l’aise. Le sentiment d’être manipulé est donc présent. Internet comme forme de thérapie, tout comme les robots de type ELIZA, ont leurs limites dans le bien-être qu’ils pourraient fournir.
Finalement, à pouvoir tout dire sur internet, cela en minimise l’impact des mots et des situations. Nous nous demandons si c’est vrai ou non. Les sites qui archivent nos données s’en servent à des fins commerciales et revendent nos goûts à ceux qui veulent nous vendre leurs produits. Comme je l’ai dit auparavant, nous nous épions aussi sur Facebook ou les autres réseaux sociaux. Nous nous surveillons les uns les autres et surtout nous finissons par nous surveiller nous-mêmes. Nous préférons surveiller ce que l’on fait plutôt que de chercher à savoir qui nous surveille en arrière fond. Car il faudrait trouver une excuse supplémentaire pour rester connecté sur ces réseaux, en dépit de ce que nous apprenons de négatif sur eux, nous explique Sherry Turkle. Il devient donc plus simple de bien se comporter. Mais bien se comporter, tout le temps, demande des efforts considérables et engendre des préoccupations, voire des angoisses. Où y a-t-il encore de la place pour la subversion et la remise en question ? Sherry Turkle met le doigt sur un point très important dans toute société : « Mais parfois, les citoyens ne peuvent pas simplement « bien se comporter ». Une société doit laisser une porte ouverte à la contestation, la vraie contestation. » (Turckle : 407) Je rajouterai : pour que cette société ne devienne pas une société totalitaire.
« Internet n’oublie jamais rien. » (Turckle : 401) Cela en est aussi sécurisant qu’effrayant ! Le sujet humain a, de tous temps, eu à faire à ses propres besoins et ses propres angoisses. Ceux-ci ont évolué au cour du temps, en fonction des nouvelles problématiques sociales et contextuelles. Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, nous observons se développer de nouveaux besoins.
VI. Besoins et nouveaux besoins
« Si nous écoutons ces jeunes gens nous dire ce qui leur manque, nous saurons peut-être ce
dont ils ont besoin, à savoir de l’attention. » (Turckle : 110)
Notre besoin d’attention est prégnant et c’est pour cela que nous aimons les machines qui s’intéressent à nous. Les robots viennent répondre à une attente de l’être humain. L’amour en fait partie. Ainsi, cette peur du manque d’authenticité nous pousse à tester nos amis car nous ne sommes plus certains de leur amitié et nous nous retrouvons à penser que la vie avec un robot serait plus simple car c’est une compagnie qui ne demande rien et qui ne peut pas nous décevoir. Nous essayons de lutter contre l’imperfection de l’être humain. Mais c’est cette imperfection qui nous permet aussi de tisser des liens. Attention et amour sous-entendent le besoin d’attachement qu’a l’être humain. C’est pourquoi un robot nous séduit car il demande à ce que nous l’aimions ou bien à ce que nous prenions soin de lui. De plus, nous pouvons l’éteindre quand nous voulons et laisser libre court à l’éphémère d’une relation.
Avec la technologie, nous avons l’impression de mieux contrôler et maîtriser nos relations, que cela soit un robot ou nos relations sur internet, dans les jeux en ligne. Le paradoxe est important car, ici, nous ne nous attachons pas, nous ne nous engageons pas. Pourtant, nous attendons des machines qu’elles le fassent. Comme précisé auparavant, nous avons besoin de sécurité et de contact avec les autres. C’est pourquoi internet nous séduit dans tout ce que cette interface nous offre pour répondre à nos besoins. Le net et les robots viennent nous offrir ce qui fait défaut dans nos relations humaines. Alors, nous nous laissons séduire.
Ainsi, de nouveaux besoins surviennent, notamment celui d’authenticité. Un robot est authentique ; il ne peut pas mentir. Sur les réseaux sociaux ou dans les jeux en ligne, en nous créant de nouvelles identités, en boostant nos profils et en ne montrant que le meilleur de nous-mêmes (ce que nous voulons bien montrer), nous nous retrouvons face à des personnes qui en font de même et dans la superficialité de nos relations internet, nous nous questionnons sur l’authenticité de la personne avec qui nous communiquons ou dont nous regardons le profil.
Connaître la vérité est devenu primordial car tout individu peut se retrouver à faire semblant ou à cacher des éléments sur sa vie.
Le robot peut prendre soin de nous là où certains sont négligents. Des parents sans cesse sur leur téléphone portable ne sont pas totalement présents pour leurs enfants qui pourraient trouver alors bon de se réfugier dans la technologie. Nous ne prenons pas soin, ou ne prenons pas le temps de prendre soin de nos vieux ; alors nous imaginons que des robots le feront à notre place et cela, sans négligence. Cependant, l’un des interviewés de Turckle lui dit qu’il préfère encore la négligence de l’humain à la perfection froide du robot.
Ainsi, la technologie semble gérer les stress de nos vies mais elle crée, elle aussi, certaines angoisses.
VII. Angoisses et nouvelles angoisses
Là où la technologie peut être séduisante, c’est justement dans sa capacité à nous sécuriser par rapport à des angoisses très présentes et dont chacun d’entre nous a pu faire les frais à plus ou moins forte dose : l’angoisse de séparation, l’angoisse d’absence ou d’abandon et la peur de la solitude sont autant d’angoisses qui nous habitent et auxquels la technologie vient répondre.
Être toujours connecté nous permet d’avoir l’impression de ne jamais être seul. Un robot peut en faire de même. Un robot ne peut pas nous abandonner ; un robot ne peut pas mourir. Pourtant, la conscience de notre mortalité fait de nous des êtres humains. Cette conscience est bien lourde à porter et la technologie vient palier ces angoisses fondamentales.
Toutefois, Tout cela n’est malheureusement qu’un leurre puisque nous nous situons au cœur du paradoxe de la technologie : « surtout ne pas être seul ! » nous pousse peu à peu à nous isoler. Nous cherchons l’authenticité et nous nous retrouvons dans des relations superficielles où l’image compte plus que la force du lien. Un robot est éternel et pourtant certains enfants ont dû vivre le deuil du robot. C’est une nouvelle anxiété qui émerge autour de la vie, de la mort et de ce que nous nous imaginons de l’éternel. Si le robot a un soucis, pour baisser l’angoisse les enfants lui inventent une maladie pour ne pas être trop anxieux. Les plus fragiles sont très perturbés.
Internet aussi apporte son lot d’angoisses et d’incertitudes. Les SMS sont à la fois très rassurants et réconfortants, mais ils ne peuvent résoudre des situations complexes. Nous nous retrouvons dans une attente constante de notifications et les textos sans réponses provoquent des angoisses qui nous renvoient de nouveau à ce à quoi ils venaient au départ nous soulager. Le multitâche et toutes ces identités fabriquées dans nos différents profils et avatars entraînent une dissociation du Moi, nouvelle fragilité créée par la technologie.
Nous pouvons finir par confondre notre Moi en ligne et notre Moi réel. Nous pouvons finir par être angoissé d’être déconnecté et de louper quelque chose sur internet. Ne pas avoir de téléphone sur soi entraîne la sensation d’avoir un « Moi nu » et ce Moi se sent alors en péril. L’archivage peut amener à avoir peur de se tromper et de ne plus avoir droit à l’erreur, d’autant plus que nous ne pouvons pas voir la réaction des gens derrière leur écran. Finalement, nous ne voyons pas vraiment si nous sommes aimés et cela peut être source de nouvelles angoisses.
Il y a donc de quoi s’inquiéter à la lecture de cet ouvrage ; surtout lorsque Turckle ajoute, au travers de moult paradoxes relevés (et ce, dès la lecture du titre Seuls ensemble) que par la technologie, nos limites sont bouleversées au profit d’une porosité observable à bien des niveaux : porosité des limites spatio-temporelles ; porosité du lien entre l’homme et la machine : porosité au sein même de la dislocation du Moi, devenu à la fois réel et virtuel ; pour finalement observer la porosité entre vie privée et domaine public. Tout cela se développe au bon vouloir des individus acceptant ce bulldozer technologique.
VIII. Porosité spatio-temporelle
La fièvre smartphones, tablettes et internet nous a permis d’envisager le fait d’être avec les autres, partout où nous allons. Quelle agréable pensée que celle de nos amis nous suivant quoi que nous fassions, où que nous soyons ! Nous dépassons les frontières ; nous voyageons dans le monde et pourtant nous sommes toujours connectés ; la maison est emmenée avec nous, où que nous allions.
Nous pouvons consulter nos courriels, recevoir des appels ou encore partager nos photographies instantanément lorsque nous visitons un pays. C’est très attrayant !
Cette technologie nous permet d’être toujours ailleurs, mais cette technologie nous pousse aussi à ne jamais vraiment être là où nous sommes. Nous pouvons être dans un endroit sans faire attention aux gens autour de nous. Nous l’observons aujourd’hui dans les lieux publics. Il suffit de regarder autour de nous dans les halls de gares, les parcs, les cafés… Les personnes ne se rencontrent plus ; elles sont ailleurs avec leur téléphone. Les familles ne discutent plus : « Ils ont des parents physiquement proches d’eux, d’une façon terriblement plaisante – mais qui sont mentalement ailleurs. » (Turckle : 412)
Tout va donc de plus en plus vite. Nos vies réelles se passent simultanément à nos vie virtuelles. Nous sommes sans cesse en recherche d’efficacité, pris dans le flux. Le temps réel finit par prendre trop de temps : il n’y a plus de recul ; il n’y a plus de temps libre. La vie sur écran va plus vite que la vie réelle et cela devient une obligation de rester joignable hors de notre lieu de travail. Il n’y a plus de coupure avec le travail. Les mails peuvent être lus à n’importe quel moment, dans n’importe quel endroit.
En bref, les moments plats, les moments pour soi ne sont quasiment plus existants si nous nous laissons prendre dans le flux de la connectivité. Il faut toujours être prêt à communiquer.
« Nous sommes dépassés par le rythme qu’a créé la technologie et cherchons à inventer de
nouvelles technologies plus efficaces, qui pourraient nous tirer d’affaire. » (Turckle : 430). Et voilà que le serpent se mord la queue.
IX. Porosité homme-machine
En parallèle, le développement du rapport avec les robots évolue. « … comme le faisait remarquer un de mes amis : « Nous ne pouvons plus reconnaître les répliquants, parce que les gens, sans qu’on comprenne pourquoi, se sont mis à parler comme eux. » » (Turckle : 350) Le fait de nous habituer à communiquer de manière efficace (« nous sommes devenus des machines à communiquer » dit une des participantes à l’étude de Turkle (Turckle : 262-263)) et en surface nous amène à objectaliser l’être humain. Inversement, attribuer des émotions à des robots dit « sociaux » nous amène à les accepter parmi nous et à imaginer pouvoir les aimer. L’empathie semble diminuer au sein de la population humaine alors que nous l’attribuons de plus en plus aux robots. La frontière est de plus en plus mince et cette singularité attribuée à l’homme finit par être attribuée au robot que nous côtoyons. L’être humain ressent mais que se passe-t-il dans la conception qu’a l’homme du robot quand un robot peut lui dire qu’il a mal ? De nouveaux questionnements éthiques se présentent donc à nous.
L’auteure compare le système opaque du robot au comportement parfois opaque de l’homme. Elle même finit par utiliser des termes anthropomorphiques vis-à-vis de la technologie, en disant que la technologie pourrait nous dominer : « Nous sommes entourés de tentations, les robots et les intelligences artificielles nous appellent, les objets s’adressent à nous comme s’ils étaient vivants. Et, de même que nous personnalisons les objets, nous inventons des façons d’être avec les gens qui les réifient peu à peu. » (Turckle : 348). Aujourd’hui, nous nous retrouvons à penser l’homme en tant que cyborg, version augmentée de lui-même, sans que cela ne soit de la science fiction. L’homme s’objectalise.
X. Porosité réel-virtuel
De plus en plus (notamment au travers des jeux en ligne), l’homme se scinde entre l’écran et le réel tout en s’y confondant. Second Life est un moyen de vivre une vie qui nous permet d’aimer la nôtre, exprime un joueur (marié dans la vie réelle et dans la vie virtuelle). Cela permet donc à certains de tenir un mariage dans la vraie vie. Mais cela en coupe d’autres aussi de la vie réelle.
Il est devenu banal de couper court à une conversation en face à face afin de répondre au téléphone ; banal aussi d’être nous-mêmes mis en pause parce que le téléphone de notre interlocuteur physique sonne. Nous pouvons vivre nos vies et en parler en même temps sur internet. Nous nous connectons et nous nous déconnectons comme nous le désirons. Turckle observe ces parents qui vont pousser la balançoire d’une main et tenir leur téléphone de l’autre. Réel et virtuel se confondent effectivement et marquent de leurs effets ce que nous observons dans nos relations.
XI. Porosité vie privée-vie publique
Un dernier type de porosité est relevé : la frontière qui sépare la vie privée, l’intimité et la vie publique. Il y a un brouillage entre l’intimité et la solitude, nous dit Sherry Turkle. Ne plus vouloir être seul entraîne le fait que nous amenons l’espace public au sein même de notre intimité. Nous l’avons dit plus haut, les lieux de rassemblement ne servent plus à nous rencontrer, chacun étant isolé sur son téléphone. Derrière notre écran, nous pouvons tout dire tout en restant cachés. Il n’y a plus de limite entre ce que nous pouvons dire ou non. Nous entrons aussi dans l’intimité des personnes que nous nous retrouvons à épier. Même lorsque nous pensons être dans un domaine de partage privé avec nos amis, tout est en fait archivé et peut être utilisé à des fins commerciales : « Nous aimons penser qu’Internet nous « connaît », mais nous payons ceci de notre vie privée et nous laissons derrière nous des miettes numériques qui peuvent facilement être exploitées, politiquement et commercialement. » (Turckle : 430) Le fait que l’on envahisse notre vie privée devient finalement acceptable. Paradoxe, nous avons peur d’appeler les personnes que nous connaissons car nous avons peur d’être trop intrusifs. Mais nous pouvons épier leur vie sur Facebook sans avoir l’impression de l’être. Même le discours change et il est révélateur de cette porosité : il s’agit de « gérer » ses amis par courriel, plus simple, plus efficace. Les nouvelles règles sur Internet sont méconnues ou il n’y en a pas… donc il n’y a pas de limite à l’intrusion. Nous tâtonnons dans notre recherche. Scott Marilyne, co-fondateur de Sun Microsystems ne se gène d’ailleurs pas de dire librement : « De toute façon vous n’avez aucune vie privée, acceptez-le une fois pour toutes. » (Turckle : 395-396)
Nous pouvons donc nous questionner : la technologie ne serait-elle pas elle-même devenue un symptôme des travers du sujet humain ? Pouvons-nous alors considérer ce symptôme comme une forme d’addiction ?
Nous sommes charmés par la technologie car celle-ci parle à notre fragilité humaine. Elle semble répondre à certains de nos besoins et palier certaines de nos angoisses. Elle semble être un pansement à notre solitude et nos peurs d’abandon et de séparation. Quand nous jouons, la dopamine envoyée à notre cerveau nous stimule. Les sites de confidences en ligne nous donne « des doses de bien-être, qui peuvent détourner l’attention de ce dont [nous avons] vraiment besoin » (Turckle : 368). Nous comparons ces sites à une forme de thérapie, ce qui n’est pas le cas. Le stress causant des symptômes dermatologiques semble plus facilement traitable que le fait de se déconnecter pour que ce stress se réduise. Nous faisons au plus simple, au plus efficace. Mais cela développe des comportements d’anxiété, des comportements de conditionnement pavlovien lorsque nous entendons la cloche indiquant que nous avons un courriel ou un SMS.
La technologie à outrance est considérée comme un symptôme de notre temps dont nous devenons peu à peu dépendants. Et même si nous connaissons les désagréments de cette technologie, il semble préférable de ne pas les considérer afin de pouvoir rester connectés coûte que coûte.
Sherry Turkle précise toutefois qu’il est dangereux de réduire ce phénomène à une simple addiction car, selon elle, nous ne pouvons la traiter comme une addiction juste en l’enlevant. Même dans l’addiction, traiter le symptôme n’est pas suffisant, il faut pouvoir aller au plus profond de la pensée du sujet afin de comprendre ce qui le pousse à agir ainsi.
Conclusion
Ces nouvelles technologies ont peu à peu habitué l’homme à remplacer l’être humain. Nous sommes prêt émotionnellement à les accueillir car nous les côtoyons autant par le biais du réseau (Facebook, Myspace, Second Life, World of Warcraft et tous les jeux en ligne…) que par notre relation avec les robots sociaux (Tamagotchi, Furby, Aïbo le robot chien…). L’homme s’est peu à peu robotisé et le robot s’est peu à peu humanisé. En chattant, nous nous sommes habitués aux intelligences artificielles et les intelligences artificielles ont rendu l’anonymat désirable. Nous pratiquons l’anthropomorphisme avec ces nouvelles technologies que nous humanisons. Même l’auteure s’y prête. La technologie risque ainsi de prendre le dessus sur l’être humain qui l’a créé.
Tout au long de son ouvrage, Sherry Turkle emploie la première personne du sujet au travers d’un « nous » qui nous englobe tous face aux nouvelles technologies. Elle se considère tout autant impliquée dans ces relations nouvelles qui se créent. Cette humilité dans l’approche, ponctuée par sa propre réflexivité, nous amène à considérer ce fait comme global dans notre société.
De plus, à force de simplification nous nous habituons peu à peu à un monde appauvri et réductionniste. Notre attention s’est abaissée au profit du multitâche, tout comme nos attentes dans les relations que nous entretenons. Aujourd’hui il est normal de mettre « sur pause » quelqu’un lorsque nous recevons un appel ; normal aussi d’envoyer des messages en même temps que nous discutons en réel avec quelqu’un. Ce qui était incompréhensible jadis est aujourd’hui la norme et certains jeunes gens développent une nostalgie de ce temps passé qu’ils n’ont pas connu : le temps des lettres, des appels avec une attention qui n’est portée que sur une personne à la fois. Une nouvelle norme s’installe, ainsi qu’une nouvelle éthique qui apporte de nombreux dilemmes.
Finalement, la norme est de vouloir tout, partout, tout de suite et pour toujours. Nous observons aujourd’hui un passage de la réaction romantique qui privilégie la relation, au moment robotique où le comportement prime, restant en surface, simpliste.
Toutefois, Sherry Turkle conclut par une touche d’espoir en nous rappelant que nous sommes les créateurs de la technologie et qu’il nous est encore possible de l’amener là où nous le désirons : nous décidons et non la technologie ; elle doit être un outil et non une fin en soi. Nous devons arrêter de simplifier et accepter la complexité de la relation humaine. « Nous devons apprécier à sa juste valeur la technologie pour la décrire avec justesse. Et nous devons porter un regard juste sur nous-mêmes pour évaluer avec lucidité l’effet qu’elle a vraiment sur nous. » (Turckle : 376)
C’est ce qu’elle appelle la « realtechnik ». Il s’agit autant de voir les potentiels et les réussites de la technologie que les problèmes et les fractures que cela amène sur le Moi sans cesse connecté. À nous de prendre du recul en sortant de cette zone de confort pour que disparaisse ce symptôme pourtant si attrayant : la technologie ne donne pas ce que nous voulons mais bien ce que nous croyons vouloir.