APPROCHE ETHNOZOOLOGIQUE :
RELATION ENTRE L ‘HOMME ET L ‘ABEILLE EN FRANCE
« Dis Papy… » en guise d’introduction
« Papy Georges : Alors, qu’est-ce que tu veux ?
La petite fille : Qu’est-ce que je veux qu’on fasse ?
Papy Georges : Sur les abeilles, tu veux ?…
La petite fille en allemand : Ja.
(…)
Papy Georges : Mais qu’est ce que tu fais ?
La petite fille : Et bien j’enregistre.
Il prend le dictaphone en main.
Papy Georges : Tu vas… elle va me… questionner sur…
La petite fille : Alors, je voudrais savoir pourquoi est-ce que tu as eu des abeilles ? C’était quand déjà ? Parce que quand moi j’étais petite, tu avais des abeilles, j’avais quel âge ? J’étais toute petite ?
Papy Georges : Oh ! Tu n’étais même pas encore sur terre, quand moi j’avais des abeilles…
La petite fille : C’est quand que tu as commencé ?
Papy Georges : J’ai commencé en… Attends voir… On s’est marié en 1954.
La petite fille : Et tu as eu des abeilles l’année de ton mariage ?
Papy Georges : Et les deux années suivantes, j’ai commencé à planter les abeilles… »
C’est ainsi que débuta le long chemin me menant au monde des abeilles, au monde des hommes.
De la petite fille se questionnant d’un pourquoi son grand-père aimait tant les abeilles, je laissais peu à peu place à l’ethnologue se demandant pourquoi l’humain, depuis la nuit des temps, est en relation avec cet insecte qui semble si particulier. Particulier dans son fonctionnement, dans son organisation, dans sa symbolique.
J’entamais alors un long chemin de rencontres d’apiculteurs et d’une culture apicole qui dépasse les frontières spatio-temporelles. Présent, passé, futur se sont entre-mêlés pour laisser place à tout un champ de réflexion dépassant de loin les questionnements apicoles.
Tout à coup, l’abeille semblait partout.
Au début de mon travail, je racontais autour de moi que je m’intéressais au monde des abeilles. Encore novice, on me répondait que c’était un monde bien fermé et qu’il me serait difficile d’y accéder. Quelle fut ma surprise lorsqu’à chaque fois que j’entamais une conversation sur mon travail autour de l’abeille, on me répondait: « il faudrait que tu rencontres Monsieur X ou Madame Y ». C’est ainsi que je mis les pieds, sans trop le savoir, sur un territoire qui s’ouvrait à moi sans aucune barrière, avec une envie et une joie de partager et de montrer cette société fascinante.
Les conférences, les formations, les visites de musée sur l’apiculture et l’abeille… nulle part je n’ai rencontré de porte fermée. En mettant mon nez dans ce monde de passionnés, je ne savais pas encore le foisonnement de connaissances qu’il me faudrait acquérir durant ma recherche.
Outre les parallèles entre l’abeille et l’humain par le biais de la politique, de l’économie, de la théologie, ou encore de la philosophie, j’ai dû m’intéresser à la botanique, à la biologie, à la chimie et même à la physique et aux mathématiques. De toutes ces informations il m’a fallu procéder au tri.
Qu’est ce qui, moi, m’intéressait dans le monde de l’apiculture ?
Le miel nous nourrit ; la propolis nous soigne ; l’apiculture peut être un média social, thérapeutique, un hobby comme un autre, une passion dévorante, un moyen de gagner son pain, un devoir écologique…
Juste pour son goût délicieux ou davantage en traitement, on l’utilise depuis la nuit des temps, ou du moins, les temps où homo chassait et cueillait. Les Égyptiens l’utilisaient contre les maux de ventre, Hypocrate soignait les crampes grâce aux piqûres d’abeilles, les Incas s’inspiraient des sept niveaux de la ruche sauvage pour construire leurs pyramides et il semblerait même que les nazis éradiquaient les abeilles noires en Alsace.
Les livres traitant de la place de l’abeille sont nombreux. On la dote de nombreux atouts et son état de santé serait révélateur de l’état de notre société ou de notre monde. Apis mellifera, l’abeille européenne, en est la représentante. Son rôle de pollinisation est au cœur des débats écologiques actuels. Ainsi, l’impact économique de l’abeille et l’observation de la manière dont on la traite dénotent d’un fonctionnement sociétal régit par la mondialisation, l’efficacité, le système capitaliste.
Aujourd’hui, la considération de l’abeille a pris un autre tournant, celui de l’écologie et du rapport que l’abeille entretient avec son environnement. Les changements que subit l’abeille sont révélateurs d’un nouveau fonctionnement de l’écosystème. La peur que celle-ci disparaisse semble grandir dans la pensée de l’homme. Elle est le représentant des pollinisateur qui permettent d’enrichir et de faire se développer l’environnement. En même temps, l’impact de l’homme et de son industrie sur l’environnement est de plus en plus indéniable. Tout cela amène à une angoisse de fin du monde corrélée à l’extinction des abeilles. Nous sommes dans une ère que certains scientifiques appellent « anthropocène », où l’Homme aurait un impact direct sur le changement environnemental.
On cherche désormais à sauver l’abeille pour se sauver soi.
Je suis partie à la rencontre des apiculteurs ; certains à la ville, d’autres à la campagne ; chacun me présentant sa vision de l’apiculture, son expérience et son humilité face à ce monde fascinant. Je laissais libre cours à ce que la personne désirait me dire sur les abeilles. Seule contrainte dans le dialogue : questionner la relation entre l’homme et l’abeille. Je terminais mes entretiens sur une citation très étonnante, prêtée à Einstein, que j’avais pu entendre (ou lire, sans en trouver la source) : « Le jour où l’abeille disparaîtra, l’humanité n’aura plus que quatre ans à vivre… »
Que pouvait bien m’en dire mes interlocuteurs ?
J’ai rencontré le conférencier Michel Muhr. Monsieur Muhr est un passionné d’abeille, de son mode de fonctionnement et de son histoire. Il partage son savoir en organisant régulièrement des conférences, des visites du musée de Collroy-La-Roche et des « sentiers plaisirs » dans la vallée de la Bruche en Alsace.
J’ai également assisté à une conférence sur la préservation de l’abeille noire en France. L’abeille noire est notamment en danger à cause de la présence grandissante du Varroa, un nuisible qui détruit les ruches. Elle est aussi sujette à des bouleversements génétiques induits par l’homme et par l’importation de nouvelles espèces.
Rencontres, formations, participations au travail du rucher, conférences et sources écrites ont permis d’écrire cet article sur le rôle des abeilles, sur le fonctionnement d’une ruche et sur la place de l’abeille dans la pensée humaine d’aujourd’hui.
Pour répondre à mes questionnements, j’ai choisi de présenter ici trois axes :
Il s’agit d’abord de présenter l’abeille, la colonie et son fonctionnement notamment par le biais de la communication particulière qui existe dans la ruche. Car pour comprendre celle qui inspire tant l’être humain, il nous faut déjà la connaître.
C’est ainsi qu’il sera plus aisé de comprendre la place symbolique de l’abeille pour l’homme et sa considération dans nos rapports avec l’environnement et notre actualité.
Et si l’abeille disparaissait, l’homme pourrait-il y survivre ?
Présentation d’Apis mellifera
I. Description de l’abeille
A. Origine
Apis mellifera, appelée aussi « abeille à nid » ou « abeille domestique », est l’abeille que l’on trouve dans nos contrées d’Europe. Il existe huit espèce d’Apis, qui font elles-mêmes partie de la sous-catégorie, ou famille, des apidés (en latin Apidae). Il existe 20 000 espèces différentes qui sont appelées « apidés » du fait de leur potentiel pollinisateur, se nourrissant de nectar, de pollen et de plantes. Ces apidés font partie de l’ordre des hyménoptères ayant comme particularité d’avoir deux paires d’ailes, trois paires de pattes ainsi que la tête, le thorax et l’abdomen articulés. On retrouve dans cet ordre d’autres insectes tels que la guêpe ou la fourmi (dont la reine possède également des ailes) (P. Fert, 2017, p.17).
Sur les huit espèces d’Apis que nous rencontrons, nous retrouvons aujourd’hui de plus en plus d’hybrides, fruit de la rencontre entre les espèces et leur reproduction.
L’espèce Apis mellifera s’est différenciée en plusieurs races. L’ouvrage Les abeilles et moi de Rémy Chauvin en dénombre douze différentes (R. Chauvin, 1976, p.24). En France, c’est l’abeille noire qui était jadis la race la plus répandue. Sa pigmentation très foncée a amené à ce qu’on lui octroie ce titre. Elle est assez sauvage et adaptée au climat tempéré du pays (Y. Gustin, 2017, p.12). Nous trouvons également en Europe la caucasienne, Apis mellifera caucasica, originaire de Russie ; elle est douce et facile à manier. Apis mellifica ligustica, italienne est surnommée « l’abeille d’or des poètes » du fait de sa particulière couleur dorée. Apis mellifera carnica, ou abeille carnolienne, est très répandue dans l’Est de l’Europe.
Ces races sont interfertiles, c’est à dire qu’elles peuvent se reproduire entre elles et nous observons aujourd’hui de nombreux croisements qui se sont opérés, soit par la rencontre fortuite de certaines de ces races, soit par le croisement volontaire par les apiculteurs cherchant à obtenir génétiquement l’abeille la plus productive. De nouvelles races hybrides, issues de croisements, sont apparues.
La sélection des races se fait depuis longtemps par les apiculteurs et nous trouvons d’autres races importées de continents différents. Ainsi la buckfast est apparue à partir de nombreux croisements pour qu’elle soit efficace et productive. En effet, le métissage apporte une modification de comportement chez l’abeille et il est devenu bon de trouver des abeilles de phénotypes différents dans les ruches (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.90). Cela est dû notamment à la transhumance, aux croisements par l’homme et à l’évolution d’une mondialisation que l’on retrouve aussi chez les insectes pollinisateurs.
B. Anatomie et fabrication des différentes composantes
L’abeille a très vite excité l’intérêt de l’homme car elle fabrique de nombreuses substances utiles à le nourrir et à le soigner. Premier sucre utilisé dans la cuisine avant l’arrivée du sucre de betterave1, le miel en est l’exemple le plus répandu. Mais l’abeille stocke également le pollen des fleurs. Aussi, elle fabrique la cire (qui permet de bâtir les alvéoles) et la gelée royale (qui nourrit le couvain royal).
« L’abeille est super-équipée! », nous dit l’apicultrice et formatrice Eve Kayzer. Elle a tous les accessoires sur elle. Anatomiquement, elle se divise en trois parties : tête, thorax et abdomen.
La tête comprend de grands yeux (pour voir en extérieur) et de petits yeux qui lui permettent de voir dans le noir de la ruche. Elle comprend aussi deux antennes qui servent aux abeilles à communiquer entre elles dans la ruche. Enfin, l’appareil bucal est constitué d’une langue de 5 à 7 mm qui aspire le nectar, de deux maxilles qui « font office de mâchoires » (Y. Gustin, 2017, p.17) et de deux mandibules permettant à l’abeille de mastiquer ce qu’elle récolte (cire, pollen, propolis). D’autres glandes se situent dans la tête et transforment le nectar (recueilli sur la fleur), ou le miellat (fiente de pucerons gorgée de sève des résineux) en miel. Lorsque l’abeille recueille le nectar dans son jabot, il est transporté à la ruche et perdra sa teneur en eau en recevant un suc d’une glande frontale. Dans un va et vient entre le jabot et le pharynx, il se transformera peu à peu en miel, déposé dans une alvéole de la ruche puis recouvert d’une couche de cire. L’abeille, à l’extérieur, se nourrit avec le nectar des fleurs ; à l’intérieur de la ruche, elle se nourrit avec le miel. Les butineuses n’ont pas besoin de manger le miel sauf si elles sont enfermées dans la ruche (en période de mauvais temps par exemple).
Elles fabriquent également la gelée royale qui n’est destinée qu’à nourrir la reine, ou les larves qui deviendront reines.
Le thorax est constitué de trois paires de pattes, ainsi que des ailes. Les ailes ont deux fonctions : la première étant de voler à l’extérieur de la ruche à la recherche des diverses denrées ; la seconde étant de ventiler l’intérieur de la ruche pour réduire le taux d’humidité.
Chaque paire de patte a une fonction particulière : les pattes avant servent à nettoyer la tête de l’abeille ; les pattes du milieu sont dotées d’éperons qui attrapent le pollen pour le mettre dans les corbeilles situées sur les pattes arrières. C’est grâce à ce travail de récolte par l’abeille, que la pollinisation (et donc la fécondation d’autres fleurs) est possible. En passant de fleurs en fleurs, le pollen – « élément mâle de la fleur » (R. Chauvin, 1976, p.35) – précédemment collecté sur des fleurs, est déposé (par mégarde heureuse) sur des fleurs femelles ainsi fécondées, ce qui leur permettra de donner des fruits. Le pollen nourrit aussi les abeilles : « Disons pour simplifier que, si le miel est la confiture des abeilles, le pollen est leur bifteck »(R. Chauvin, 1976, p.35). Les pattes arrières peuvent aussi recueillir les écailles de cires que l’abeille sécrète pour construire les alvéoles, placées ensuite sous l’abdomen.
L’abdomen, quant à lui, est constitué de sept segments comportant entre autres les glandes de Nasanoff, les glandes à venin et le dard. « Les abeilles ont un nom de famille » nous dit Michel Muhr :
« la reine n’a que deux rôles dans la ruche. Le premier, c’est de pondre des œufs et le deuxième, c’est de donner justement ce nom de famille et ce nom de famille, elle le donne en fait grâce à une cellule qu’on appelle « la glande de Nasanoff ». C’est une glande qui est, en fait, un émetteur d’odeurs phéromones et permet la communication. » Les glandes cirières, sur l’abdomen, permettent aux jeunes abeilles d’environ onze jours de fabriquer la cire pour bâtir les alvéoles, « comme si un maçon produisait ses propres briques ». Cette cire est une sécrétion propre à l’abeille qu’elle ne peut sécréter que si elle a mangé suffisamment de miel.
II. Fonctionnement de la ruche et de la colonie
A. Une place appropriée
Une abeille isolée ne saurait vivre seule : « Un paysan ne peut avoir qu’une seule vache, un chien, même une poule, s’il le désire, mais il ne peut pas garder une abeille isolée – elle périrait au bout de peu de temps » (K. Von Frisch, 1974, p.15). L’abeille est donc un insecte social. Une ruche comprend une colonie d’abeilles. Ces abeilles sont au nombre de 60 000 environ et constituent un système social complexe où chacune d’entre elles a un rôle particulier pour le fonctionnement de la colonie.
Chaque abeille – lorsque l’œuf laisse apparaître la larve, puis la larve se change en nymphe, puis la nymphe en l’insecte sortant de son alvéole -, chaque abeille, disais-je, va être assignée à une tâche en fonction de son âge. Les premiers temps d’incubation dans l’alvéole durent vingt jours. Ensuite, l’abeille sort de l’alvéole et restera une vingtaine de jours dans la ruche. Les deux premiers jours de sa vie, la jeune abeille est une « nettoyeuse » : elle nettoie l’intérieur de la ruche. Du troisième au dixième jour, ses glandes nourricières se développent, elle devient « nourrice » et nourrit donc les larves. Du onzième au vingtième jour, ces glandes nourricières ne servent plus ; elles s’atrophient au profit d’un nouveau type de glande, les glandes cirières – celles qui fabriquent la cire comme nous l’avons vu plus haut – ; l’abeille devient « cirière » et construit l’intérieur de la ruche. Durant cette période, elle est donc aussi « bâtisseuse », « magasinière », « calfeutreuse » et « ventileuse », pour finir par être « gardienne » à l’entrée de la ruche. À partir de son vingt-et-unième jour, elle sort enfin de la ruche et devient « butineuse », partant dans un premier temps en reconnaissance, puis dans un second temps, ramenant nectar, miellat et pollen à la ruche.
Du fait de ces activités intensives, la durée de vie d’une abeille en été est d’environ six semaines. Elle est plus longue durant la période de repos hivernal.
B. Une communication élaborée
Outre le fait que chaque tâche soit rigoureusement assignée à l’abeille en fonction de son âge, un autre élément permet le bon fonctionnement d’une ruche : la communication. En effet, contrairement à ce que les anciens comme Aristote pensaient (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.43), pour que tout ce petit monde « s’entende », il lui faut bien pouvoir transmettre certaines informations et conduites à tenir au travers d’un « langage » élaboré.
Par le biais de leurs antennes, elles peuvent communiquer et transmettre odeurs et sensations. Ces antennes permettent d’avoir la notion de leurs tâches au sein de la colonie. La sécrétion de phéromones par les glandes de Nasanoff est une autre manière de communiquer, notamment leur appartenance au groupe : c’est l’odeur de la famille ou « le nom de famille » souligné dans le témoignage de Michel Muhr. Le battement des ailes est aussi un moyen de communiquer ; l’abeille émet des sons aigus ou graves ayant chacun leur signification.
Ainsi, les abeilles ont de la mémoire, la notion du temps et elles sont capables de prévoir un danger tel un orage, par exemple.
Mais surtout, et c’est ce qui valut un prix Nobel en 1973 à son découvreur, l’éthologue Karl Von Frisch : elles dansent.
Lorsqu’une source est repérée, l’abeille rentre au bercail et émet une danse reconnaissable et compréhensible pour communiquer le lieu de la source repérée. Cette danse est contagieuse et plus la source est grande, plus le nombres d’abeilles dansantes s’accroît (K. Von Frisch, 1974, p.154). Dotées d’un sens de l’orientation aigu, leur manière de danser indiquera le lieu où se trouve la nourriture à collecter. Si la source de nectar se trouve à moins de 100 mètres, elle effectue des demis-cercles dans un sens puis dans l’autre : c’est la danse ronde. Quand il n’y a plus de ressources à cet endroit, elles cessent de danser et rentrent à la ruche. Lorsque le nectar se trouve au-delà de 100 mètres, les abeilles ayant trouvé la source effectuent une danse en forme de huit, appelée la « danse frétillante » : lorsqu’elles passent par le centre de ce huit, elles laissent entendre un son émanant du frétillement de leur abdomen. Plus les tours de danse sont lents, plus la distance pour trouver le nectar est grande. Plus surprenant encore – et c’est là que nous pouvons présumer inéluctablement de son sens de l’orientation – l’orientation de sa danse en fonction du soleil permettra de donner l’indication de l’endroit où se situe la source.
Puisqu’elles choisissent les fleurs à proximité de la ruche et qu’elles sont fidèles à un type de fleur, cela explique également pourquoi un type de fleur peut être indiqué sur les pots de miel et que nous pouvons sélectionner, en tant qu’apiculteur, ce que l’abeille doit butiner pour ainsi extraire un miel particulier (miel de sapin, ou miel d’acacias, de lavande et toute autre originalité tant que la plante est mellifère). On dit alors que l’apiculteur pratique la « transhumance » : il déplace les ruches vers le type de fleurs qu’il choisit. C’est pourquoi, Karl Von Frisch nous dit « Celui qui connaît bien la langue du pays et des peuples qu’il visite s’en trouvera mieux et obtiendra plus que celui qui ne la connaîtrait pas » (K. Von Frisch, 1974, p.193). Connaître le langage des abeilles permet à l’apiculteur de mieux en appréhender son fonctionnement afin de sélectionner ce qu’il désire récolter.
L’ethnologue acquiescera aisément.
« Ainsi donc, nous autres les abeilles, nous utilisons des moyens de communication qui ont inspiré certains progrès technologiques », nous explique l’abeille de la Bande-dessinée d’Yves Gustin (Y. Gustin, 2017, p.36). Cette danse incroyable a donc inspiré d’autres disciplines chez l’homme ; elle est étudiée en psychologie et en linguistique pour en comprendre les liens entre émetteur et récepteur, signifiant ou signifié… Ainsi, en comprenant le fonctionnement global d’une abeille et d’une colonie, de la transformation, de leur rôle et de leur manière de communiquer, nous pouvons commencer à comprendre les prémisses de ce qui pourrait inspirer l’homme.
Pourquoi l’abeille inspire autant l’homme ?
I. L’abeille dans l’histoire
A. Origine
La relation entre l’homme et l’abeille existe depuis des millénaires. Des traces ont été retrouvées dans une grotte en Espagne, appelée « la grotte aux araignées » (Cuevas de la Arana en espagnol). Une peinture préhistorique datant d’environ 6500 ans avant notre ère montre une femme accrochée à une liane, un panier en main et une espèce apparentée aux abeilles dessinée autour d’elle. Il a également été retrouvé des fragments de poterie vieux de 9000 ans, où était récolté le miel. Nous pouvons donc penser la cueillette de miel comme originaire du paléolithique. Au vu de la date de 6500 ans de cette peinture rupestre, nous pouvons envisager en tout cas son apparition au néolithique.
L’apiculture, quant à elle, est très ancienne. Nous l’observons il y a 5000 ans déjà, en Égypte (K. Von Frisch, 1974, p.19). L’observation des hiéroglyphes a permis d’interpréter la place de l’abeille comme importante dans la symbolique égyptienne royaliste, mais aussi dans l’utilisation des bienfaits de son miel. Michel Muhr nous dit que celui-ci était, entre autre, utilisé contre les maux d’estomac.
Ensuite, l’importance accordée aux abeilles s’est peu à peu transformée en une analogie avec l’homme. L’abeille est passée de simple productrice à un symbole.
B. Plus qu’offrant juste du miel, l’abeille devient symbole
Lorsque nous ouvrons la table des matières de l’ouvrage des frères Tavoillot, L’abeille (et le) philosophe, nous observons le découpage procédé en chapitres identifiant l’abeille au travers des âges et époques. Elle est « mythologique » et « cosmologique », induisant notre propre rapport à ce qui nous entoure et ce qui nous définit dans certaines cultures. Elle est aussi « théologique » ou « politique », puis « humaniste », pour finir « hypermoderne ». Aristocrate ou royaliste, grecque ou latine, elle traverse les âges en y laissant comme trace sa symbolique inhérente à l’époque (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.295-297).
L’humaine essaye d’expliquer la nature des choses en observant les abeilles ; il la situe au croisement de diverses dimensions : entre ciel et terre, entre nature et culture, vivant et éternel, humain et divin. Car l’abeille est le symbole des dieux ; elle est le symbole des rois.
La fonction mythologique de l’abeille soulevée par l’anthropologue Marcel Detienne, nous explique que dans l’Antiquité grecque, l’abeille incarne un idéal de vie pure et chaste par le biais de la propreté de la ruche ou des tâches bien définies (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.25). L’abeille incarne pour le poète misogyne Sémonide d’Amorgos, le symbole de la femme idéale, comparée aux neuf autres « races » de femmes, quant à elles toutes discréditées.
Celui qui maîtrise les abeilles est donc le garant de l’équilibre entre nature et culture (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.29).
Que pourrait nous en dire l’anthropologue Levi-Strauss ? Ce dernier a effectivement théoriser sur ce qui fait que l’homme passe de l’état de nature à l’état de culture. Équilibre, harmonie du monde et sagesse sont des éléments inhérents à ce que l’abeille nous évoque, tout comme la beauté et l’immortalité. Une ruche peut effectivement être immortelle si le renouvellement de sa reine se passe correctement et qu’il n’y pas de maladies ou d’intoxications.
L’abeille est donc représentante d’un idéal toujours à atteindre, utopie d’une société parfaitement adaptée à son environnement.
II. L’abeille comparée à notre société : abeille et politique
L’abeille est présentée partout comme un animal social. En effet, elle ne saurait survivre seule : « L’individu n’est que peu de chose et la société tout » (R. Chauvin, 1976, p.46). Elle est sociale par le biais de la nutrition dite « sociale », ou la « trophallaxie » (c’est à dire l’échange de nourriture d’abeille à abeille), elle est sociale par le fonctionnement compliqué à l’intérieur de la ruche, chaque abeille, nous l’avons vu ayant sa place. Leur respiration est aussi dite « sociale » tout comme leur chaleur ; elles s’adonnent à ventiler la ruche pour que celle-ci soit respirable, ni trop chaude ni trop froide. Elles exercent un nettoyage social car une ruche en bonne santé doit être propre ; mais aussi, elles exercent l’antisepsie sociale pour lutter contre les infections. Tout est élaboré pour le groupe et une abeille y risquera sa vie en piquant en cas de danger, altruisme social poussé à son apogée.
Une étude montre qu’une abeille naissant isolément, nourrie et abreuvée comme les autres, mourra rapidement ; « La raison d’un phénomène si étonnant est difficile à comprendre. Il semble que les abeilles groupées sécrètent une certaine hormone que les isolées n’ont point » (R. Chauvin, 1976, p.51).
A. L’abeille à la conjoncture des mouvements politiques
« Supposons que le soir, lorsque toutes les abeilles sont rentrées à la ruche, nous puissions prendre celle-ci, l’ouvrir et déverser tout son contenu sur une table. Combien y trouverons-nous d’habitants ? (…) à peu près autant d’individus qu’il y a d’habitants dans une assez grande ville. »
(Karl, Von Frisch, 1974, p.16-17)
Le monde des abeilles fascine par la capacité dont elles font preuve à construire ensemble toute une société. La colonie « hyperdémocrate » (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p. 222) semble désormais être un modèle pour l’homme moderne. Politiquement, l’abeille peut être royaliste, aristocratique, républicaine, ou encore anarchiste, communiste et même libérale (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p. 190). D’un extrême courant à l’autre, elle inspire bien des auteurs et l’harmonie observée dans la ruche pourrait presque réconcilier les idéologies. Cet insecte social semble avoir une intelligence collective qui permet de construire la colonie, de chercher le nectar, le pollen pour ensuite créer le miel qui les nourrit, pour s’occuper des larves et bâtir leur construction.
Telle la division du travail, chaque abeille occupe dans la ruche une fonction idoine à son âge. Elle est civique et un « maître en art politique » (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p. 124), chacun s’en aspirant pour y développer ses idées. Pour la monarchie, la présence de la reine des abeilles confirme l’importance d’avoir un chef ; sans la reine des abeilles, sans le roi du peuple, il n’y a pas de société. Pour les républicains, elle est un modèle d’indépendance et de prospérité au travers de sa dévotion au travail et à la patrie. Pour les anarchistes comme Proudhon, l’abeille a inventé l’autogestion : ce n’est pas le chef qui donne les rôles mais chacun a sa place attitrée dans la ruche, de manière autonome ; par la communication, chacune connaît son rôle et s’y atèle. L’abeille communiste ressemble à l’anarchiste : « l’une et l’autre font l’éloge de la division du travail, de la propriété commune des biens et de la subordination totale de l’intérêt individuel à la collectivité » (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p. 152-153).
J’ai pu observer cet exemple dans les milieux autogérés que je fréquente moi-même, telle la Maison Mimir à Strasbourg, une association autogérée où chacun essaye de privilégier l’autonomie de l’individu à pouvoir investir cette maison tout en apportant une fonction particulière au sein du collectif. Dans un quotidien, certains feront davantage la cuisine, d’autres seront sur le chantier, d’autres encore tiendront le bar ou s’occuperont de la bagagerie (service social, lieu de dépôt de bagages, gratuit et anonyme)… Les rôles s’organisent et changent en fonction des envies et besoins.
Je l’ai également observé lors d’une visite dans une ferme collective dans le sud de la France, ou les tâches sont divisées entre les différents propriétaires, chacun ayant une fonction particulière dans la ferme : fromagiste, chevrier, maraîcher et… apiculteur. Comme dans une ruche, les habitants de la ferme ont chacun une tâche, avec toutefois comme différence avec l’abeille, la notion de choix de s’être investi dans l’une ou l’autre des activités.
B. L’abeille hyperdémocrate d’aujourd’hui : l’abeille 2.0
« Dans notre démocratie désenchantée, à la recherche d’un second souffle, la tentation reste forte de se mettre, une fois encore, à l’école politique de la ruche. »
(Pierre-Henry & François, Tavoillot, 2017, p. 127)
Je l’ai moi-même observé lorsque dans la Maison Mimir, cette association à but non lucratif prônant l’autogestion, je pu entendre la comparaison entre nos activités et le petit travail que chacun apporte à la ruche, pour lutter, ou en tout cas, questionner le monde extérieur et son système parfois désabusant pour certains n’y trouvant pas leur place. « La ruche 2.0 » (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.214) : voilà comment on appelle cette nouvelle ruche moderne en comparaison à notre société. « Mimir 2.0 » : voilà comment est nommé la nouvelle association Mimir qui renaît depuis peu d’une fermeture pour travaux (autant de l’ossature de la maison que dans la restructuration de la collégiale responsable du lieu). L’écologie est désormais au cœur des questionnements. Une écologie au sens environnemental autour de l’écosystème même, mais aussi une écologie sociale questionnant entre autre le capitalisme, la production et la consommation. De plus en plus au sein de la société française, nous sommes dans des questionnements autour de la collectivité et d’une démocratie dite « participative », où les acteurs sont actifs dans la gouvernance locale. On retrouve ces questionnements sur l’environnement et la prise en considération de l’écosystème dans les témoignages des membres de l’association.
Des ruchers collectifs se créent alors même que l’apiculture a longtemps été considérée comme une activité solitaire. Dans la ferme où j’ai pu participer au travail du rucher, ils sont également plusieurs à s’occuper des ruches. La formation aux Jardins de la Montagne Verte à Strasbourg montre cette même optique. Ainsi, les différents terrains dans ce qu’Althabe appelle « l’ethnologie du présent » (G. Althabe, 2015) semblent se croiser vers un nouveau mode de pensée, plus proche du local et de la collectivité, que cela soit sur le plan de l’apiculture en tant que telle, ou pour d’autres associations n’ayant guère de rapport pragmatique à l’apiculture, si ce n’est dans les analogies qui ont pu être mises en avant avec la ruche, l’essaimage ou l’abeille.
De nombreux reproches se formulent dans certains milieux quant à la démocratie actuelle, où la gouvernance du peuple est délaissée au profit d’une organisation pyramidale hiérarchisée, démocratie « injuste et inefficace » (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.222). On cherche donc au sein de la ruche à comprendre l’intelligence collective pour en favoriser le bien commun dans la société des hommes.
L’abeille et l’apiculture d’aujourd’hui, sa nouvelle place dans notre environnement
I. Le rôle de l’abeille pour l’environnement
L’apiculture « devient vraiment une mode », me dit une apicultrice dans son témoignage. Ce que Paul Fert confirme : « le capital sympathie des abeilles est très important aux yeux du grand public » (P. FERT, 2017, p.83). Ce dernier dit également que les stages et les formations « connaissent un franc succès » (P. FERT, 2017, p.82).
« Quand on dresse l’inventaire des dangers qui la menacent, on perçoit d’étranges similitudes avec les grandes et petites peurs de notre temps » (P. Fert, 2017, p.9) : la menace d’importation d’autres insectes, la présence des pesticides qui détruit leur santé et la nôtre, les OGM tout aussi dévastateurs, la mondialisation des échanges qui apporte son lot de maladies. On s’intéresse donc à l’abeille comme révélatrice de notre avenir. En effet, nous l’avons abordé, il semblerait qu’elle puisse prévoir le danger.
A. L’environnement « écosystème »
« L’abeille est devenue l’emblème de la fragilité du monde. Pollution chimique, réchauffement climatique, mondialisation frénétique, agriculture intensive, etc. : sur chacun de ces grands dossiers de notre temps, elle apparaît comme l’innocente victime des méfaits de la technique humaine. »
(Pierre-Henry & François, Tavoillot, 2017, p. 35)
Il y a ici, une réflexion par rapport à l’avenir des abeilles. Beaucoup d’abeilles se portent mal de par la surabondante présence des pesticides sur des fleurs, du climat et aussi du rôle de l’apiculteur. C’est ce que mettent en avant Eve Kayser et Michel Muhr, tant dans les entretiens menés que dans les conférences et formations qu’ils organisent.
L’utilisation à outrance des pesticides sur nos fleurs engendre un grand nombre de problèmes pour les ruches. Le documentaire Des abeilles et des hommes nous en montre un aperçu au travers de deux exemples particulièrement marquants : l’un traitant des amandiers de Californie et l’autre des cerisiers du Sichuan en Chine (M. Imhoof, 2012). Ceux-ci sont repris dans le livre de Paul Fert, Abeilles, Gardiennes de notre avenir (P. Fert, 2017, p.32-34).
Dans le film, nous suivons cet homme dans d’immenses vergers d’amandier. Ici, l’utilité des abeilles ne consiste pas en ce qu’elles fabriquent mais dans le fait qu’elles pollinisent les amandiers. Des milliers de ruches sont alors transhumées et parcourent des kilomètres en camion pour acheminer dans ces amandiers. Sur la route, de nombreuses colonies s’éteignent car le trajet est éprouvant. Durant la pollinisation et malgré la demande d’arrêt des pesticides sur les amandiers durant le temps qu’elles butinent, un tracteur envoie un nuage de pesticides sur les amandiers pendant que les abeilles font leur travail de pollinisation. Cela ne semble déranger qu’à moitié l’homme qui voit en ce bourdonnement des abeilles, le bruit des dollars qu’il va amasser. Les colonies sont affaiblies par ces traitements et le manque de variété de plantes. Beaucoup d’entre elles meurent.
L’autre exemple, celui-ci en Chine, est d’autant plus criant quant à l’importance de la place des insectes pollinisateurs pour les plantes mellifères. À la suite d’une campagne de Mao contre les oiseaux qui dévastaient et pillaient les récoltes entre 1958 à 1962, il y eut pour conséquence l’augmentation des moustiques et donc, des maladies. Les pesticides furent utilisés pour supprimer ces nuisibles, détruisant et affaiblissant de surcroît les insectes pollinisateurs. Aujourd’hui, les producteurs de cerises se sont vus obligés de faire appel à l’homme pour polliniser lui-même, à l’aide de pinceaux, les fleurs des cerisiers, afin que le fruit émerge. Ce travail était réalisé par l’abeille, quand elle était encore présente dans cette contrée.
Les abeilles sont transhumées, modifiées génétiquement, élevées pour leur productivité sans que l’homme recherchant le profit ne considère réellement son importance pour l’environnement et sa capacité à pouvoir s’adapter à celui-ci en laissant faire la nature. C’est pourquoi des campagnes et conférences pour préserver des races telles que l’abeille noire en France, voient le jour. Des conservatoires d’abeilles noires se construisent un peu partout sur le territoire et l’on demande aux apiculteurs du secteur concerné de ne faire de l’apiculture qu’avec cette race en voie de disparition. Eve Kayser explique qu’il ne doit pas y avoir d’impératif économique avec les abeilles. Elle a pu être choquée parfois par la manière dont on s’occupe de celles-ci. Ce que Michel Muhr confirme par ses dires et sa pratique. Cela, mon grand-père l’a également pratiqué. L’apiculture, pour eux, se doit d’être affaire de passion et non de profit.
B. L’environnement social
J’ai eu l’occasion de participer à une « formation abeilles » aux Jardins de la Montagne verte. Cette formation était au préalable destinée aux intervenants des jardins, des personnes en situation de réintégration sociale par le travail. Eve Kayser proposa une « formation abeille » qui s’ouvrit ensuite à un plus large public. Les salariés furent très impliqués dans cette démarche et elle réitéra une formation adaptée aux enfants dans une école. Son étonnement fut grand lorsqu’elle observa que les enfants en difficultés scolaires étaient les plus impliqués dans cette formation. La formation à laquelle j’ai participé fut un autre exemple de la diversité des personnes et secteurs pouvant être concernés par l’apiculture. Une dizaine de personnes étaient présentes : dans l’agroalimentaire, l’urbanisme, l’aménagement, le maraîchage… Était présent aussi, un homme qui travaille dans une association de médiation homme et animal en hôpital psychiatrique, un bibliothécaire curieux et son amie graphiste (curieuse, elle aussi) ainsi qu’une employée des Jardins de la Montagne Verte. J’ai pu apprendre l’existence du projet « apicoeur », un projet d’insertion au travers de la rencontre avec les abeilles.
Cette observation teintée de moult rencontres permet d’envisager l’importance de la place de l’abeille dans la médiation, l’insertion sociale, ou encore l’insertion scolaire. Cette fascination pour l’abeille semble contagieuse à un grand nombre de personnes, quel que soit le milieu social ou la génération.
II. L’inter-dépendance hommes-abeilles
A. L’homme dépendant de l’abeille
L’utilité première de l’abeille pour l’homme se trouve en ce qu’elle produit : miel, cire, propolis, gelée royale. Cela permet à l’homme de se nourrir, de se soigner (dès l’Égypte ancienne) ; il y a aussi des effets antibiotiques. Mais la disparition de ces éléments ne peut pas nous amener à dire que l’homme est dépendant de l’abeille. Il l’est quand à l’utilisation de ces produits mais est-elle nécessaire ?
Ce qui est moins remplaçable et plus questionnant, c’est la place de l’abeille (comme représentante) dans la pollinisation des différentes plantes mellifères. En cherchant du nectar elles participent à un processus vital pour les plantes et l’homme : la pollinisation. 80 % des cultures sont dépendantes de l’activité des insectes et cela représente 35 % de ce que l’on a dans l’assiette (P. Fert, 2017, p.83). La disparition des abeilles et des insectes pollinisateurs en général, réduirait de beaucoup ce que nous pouvons manger. Sans pollinisation, plus d’amandes en Californie, plus de cerises au Sichuan. Bien d’autres espèces sont concernées : kiwi, cacao, café, carottes, vanille, avocat, pommes, cucurbitacées…
C’est ici surtout que se joue l’importance de l’abeille pour l’environnement et l’écosystème. Et c’est aussi pour cette raison que la fameuse phrase qu’aurait dit Einstein prend tout son sens par sa force et sa radicalité. Elle questionne un grand nombre de personnes au delà des apiculteurs : « Si l’abeille venait à disparaître, l’homme n’aurait plus que quatre ans à vivre ».
Les hybridations génétiques jouent un rôle également. L’homme change le patrimoine génétique de l’abeille et celle-ci finit par ne plus être adaptée à l’homme. L’exemple des « abeilles tueuses »en Amérique devenu tristement populaire à la suite d’une mauvaise hybridation en est un exemple (T. Rinder, 1994, p.48-54).
La passion de certaines personnes pour cette pratique ancestrale nous amène aussi à envisager l’effet psychologique sur l’être humain, la médiation, la réinsertion, comme sa présence en milieu psychiatrique, carcéral ou dans la réinsertion sociale.
B. L’abeille dépendante de l’homme
Insecticides, pesticides, OGM, virus, transhumance… C’est ce que Paul Fert appel « l’effet cocktail », dû au mélange des molécules légales présentes partout et qui ont des effets dévastateurs (P. Fert, 2017, p.97). De nombreux éléments inhérents à la présence de l’homme et à l’agriculture intensive affaiblissent les abeilles. Elles finissent par ne plus être adaptées à leur environnement et l’homme est ainsi obligé d’intervenir pour qu’elles puissent survivre. L’utilisation d’antibiotiques dans le traitement des ruches en est un exemple. Il faut aujourd’hui les incorporer dans le sirop donné aux abeilles pour qu’elles aient suffisamment de sucre pour l’hiver et qu’elles restent en bonne santé pendant l’hibernation. Mais cela affaiblit peu à peu les abeilles et rend les maladies et les parasites (frelon asiatique, le plus connu) plus résistants (P. Fert, 2017, p.81). De ces parasites, papy Georges en a fait les frais. Quand le varroa a traversé la frontière française, il n’y avait pas de traitement, et les abeilles mourraient. Elles étaient devenues dépendantes de l’action humaine car elles ne savaient pas comment combattre ce nouvel insecte importé. Mais en utilisant des médicaments trop forts, toutes les ruches s’éteignirent et papy Georges arrêta de « planter les abeilles ».
À l’époque, l’abeille faisait du miel en grande quantité, plus qu’elle n’en avait besoin. Les apiculteurs peu soucieux du bien être de l’abeille pouvaient se retrouver à extraire beaucoup de miel en le remplaçant par le sucre. Aujourd’hui, même sans extraire de miel, Michel Muhr se retrouve à devoir rajouter du sirop pour qu’elles aient de quoi se nourrir en quantité raisonnable.
Eve Kayser dit qu’il ne faut pas avoir un objectif de récolte important de miel, surtout en ce moment, car l’homme interfère dans leur processus de survie. Il faut donc prendre soin de ne pas mettre un nombre trop important de ruches au même endroit car cela pourrait modifier l’équilibre de l’écosystème.
Toutefois, selon Michel Muhr, l’abeille survivra à l’homme. Elle a été présente bien avant lui et il serait présomptueux de croire que cet insecte pourrait s’éteindre aussi facilement. D’autres risques sont à craindre pour l’homme.
Une conclusion
Mon expédition ethnographique dans le monde des abeilles a ouvert des portes que je n’avais pas envisagées. De l’histoire à l’actualité, des analogies entre l’homme et l’abeille, de la symbolique de cette dernière pour bien des milieux (éternité, religion, philosophie) et les nombreux anthropomorphismes relevés dans mes lectures et les divers témoignages collectés, nous sommes amènés à comprendre pourquoi cette phrase d’Einstein, si perturbante, attise la peur et la curiosité de nombreux d’entre nous.
De la véracité de la phrase d’Einstein : « Si l’abeille venait à disparaître de la surface du globe, l’humanité n’aurait plus que quatre ans à vivre ». Dans l’ouvrage des frères Tavoillot, la citation continue : « Plus d’abeilles, plus de pollinisation, plus de plantes, plus d’animaux, plus d’homme. » (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.10)
On retrouve cette peur depuis la nuit des temps, ce que les apiculteurs appellent le Colony Collapse Disorder (ou CCD), c’est à dire la perte d’une colonie entière et la ruche retrouvée vide. Cela ne serait qu’une réminiscence de l’histoire d’Aristée dans la mythologie grecque. Non sans humour, les auteurs du livre L’abeille (et le) philosophe sous-titrent cette histoire « Où l’on voit qu’à l’origine déjà les abeilles avaient… disparu » (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.18).
Nous pouvons donc conclure que cette phrase ne peut être attribuée à Einstein, tout en soulevant que si son existence et la force de ses effets persistent, c’est parce qu’elle est bel et bien révélatrice d’un questionnement désormais ancré en l’homme : « l’abeille est perçue comme une sorte de miroir de l’humanité et le baromètre de son destin » (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.10). Soulignons toutefois que Rémy Chauvin aurait apporté à Didier Van Cauwelaert, auteur du Dictionnaire de L’impossible, un nouvel élément : Einstein aurait confié officieusement son pronostic à Karl Von Frisch, aussi ami de Rémy Chauvin (D. Van Cauwelaert, 2004, p.26)… Nous ne saurons jamais le fin mot de la grande histoire des abeilles et de cette phrase si populaire. Aussi, cela fait écho pour moi à la théorie psychanalytique qui nous dit que le désir, c’est le manque :
« Je te parlais des enfants aussi (tu sais les enfants qui étaient en difficultés scolaires) et que là aussi ça les mettait à une autre place finalement et que effectivement les abeilles relient à quelque chose, tu vois, de cohérent… je sais pas… c’est peut-être pas…. je sais pas quel est le mot juste mais… en tout cas ils se saisissent de ça… »
Ce mot qu’on ne retrouvera peut-être jamais, c’est peut-être ce manque, cet objet que l’homme ne cesse de rechercher. C’est peut-être parce que ce mystère persiste que le désir ardent de l’homme d’en savoir davantage sur le monde des abeilles persistera lui-aussi, car « loin d’être désenchantée par les progrès de la science, l’abeille poursuit son vol symbolique que l’homme contemporain tente désespérément de suivre afin de comprendre qui il est » (P-H. & F. Tavoillot, 2017, p.12).
Une recherche éternelle d’y trouver un sens à la vie.
« Les abeilles ont été pour nous ce que sont les nuages ;
chacun y a vu ce qu’il a désiré d’y voir. »
DORAT-CUBIERES (1752-1820),
Les Abeilles, ou l’Heureux Gouvernement (1793).
Repris par Pierre-Henry & François TAVOILLOT, 2017, p.235
Pour aller plus loin…
ALTHABE, Gérard,
2015 Vers une ethnologie du présent. La Maison des sciences de l’homme.
CHAUVIN, Remy,
1976 Les abeilles et moi. Paris, Hachette.
FERT, Paul,
2017 Abeilles, gardiennes de notre avenir, De la prise de conscience à la protection. Paris, Rustica édition.
GUSTIN, Yves,
2017 L’APICULTURE en bande dessinée. Paris, Rustica édition.
LUNDE, Maja,
2017, Une histoire des abeilles. Les presses de la cité.
RINDERER T., OLDROYD B. & SHEPPARD W.,
1994 « Les abeilles tueuses ». Pour la science, (196).
TAVOILLOT, Pierre-Henry & François,
2017 L’abeille (et le) philosophe, Étonnant voyage dans la ruche des sages. Paris, Odile Jacob (1re éd. 2015).
VAN CAUWELAERT, Didier,
2014 Dictionnaire de l’impossible, Comprendre enfin ce qui nous dépasse. Paris, J’ai Lu.
VON FRISCH, Karl,
1974 Vie et mœurs des abeilles. Paris, J’ai Lu.
Film
IMHOOF, Markus,
2012 Des abeilles et des hommes. production Pierre-Alain Meier, Thomas Kufus, Helmut Grasser (de).
Conférences et formations
CANOVA, Vincent,
18 Novembre 2016, Abeilles, Apiculture et Biodiversité, Dans le cadre du mois de l’économie Sociale et Solidaire, Les jardins de la Montagne Verte, Strasbourg.
MUHR, Michel,
19 Novembre 2016, Les milles mystères d’une alvéole de cire, Colroy La Roche.
KAYZER, Eve,
29 Octobre 2016, L’incroyable abeille, L’abeille et l’homme : une longue histoire, Jardins de la Montagne Verte, Strasbourg.