En avril 2010, au moment de la mobilisation des Strasbourgeois contre le projet de privatisation des Bains Municipaux, Didier Laroche et Liane Zoppas adressaient une lettre ouverte à Robert Herrmann, envoyée également à tous les élus – et à la presse. Les DNA ont publié des extraits de cette lettre, dans une page consacrée au devenir des Bains Municipaux (voir lien en bas de page)*.
Nous avons voulu la publier sur ce site car, rédigée il y a cinq ans, cette lettre pourrait presque être envoyée de nos jours : à quelques détails près, la situation n’a pas changé : l’argument du manque de moyens, le budget toujours inexpliqué, la privatisation annoncée comme seule solution, le bail emphytéotique…
Lettre ouverte
A l’attention de Monsieur Robert Herrmann
Premier Adjoint au Maire de Strasbourg
Depuis 1995, date à laquelle fut entreprise une étude générale des Bains Municipaux de Strasbourg dans le cadre d’un diplôme d’architecte, nous sommes concernés par la question de l’avenir de cet équipement, important de par ses qualités architecturales et son rôle social.
Suite aux informations récentes concernant un éventuel changement de statut de ces Bains, nous avons été sollicités par différents interlocuteurs et avons décidé de communiquer nos réflexions à travers le texte que vous trouverez ci-joint. Tout en se gardant d’être polémique, car il est sain d’entreprendre un dialogue constructif, il vise à rappeler quelques faits relatifs à l’histoire de ce bâtiment et demande à ce que les responsables actuels fassent montre d’un intérêt pour son devenir à la hauteur des efforts déployés par les édiles qui décidèrent de sa réalisation il y a cent ans.
Car nous considérons qu’il est nécessaire de trouver une réponse consensuelle pour ce patrimoine qui, contrairement à d’autres patrimoines en déshérence, a su rester étonnamment vivant et présent dans la conscience collective.
Nos restons, bien entendu, à votre disposition pour tout échange sur la question.
Bien cordialement,
Liane Zoppas
Didier Laroche
Architectes
Strasbourg, 30 avril 2010
A propos des Bains Municipaux… et d’un projet municipal.
Les Bains Municipaux de Strasbourg constituent un élément majeur du patrimoine de la ville. Le bâtiment marque un passage entre l’architecture néoclassique de la première période allemande (1870-1900) et l’architecture Jugendstil qui s’exprime ensuite jusqu’à la première guerre mondiale.
Cet ensemble d’exception est une pièce maîtresse du vaste programme d’édifices publics qui, pendant la période d’annexion allemande, a refaçonné la capitale alsacienne. Strasbourg a été à cette époque dotée d’écoles, d’églises et a constitué un champ d’opérations urbaines importantes, comme la Grande Percée et la cité-jardin du Stockfeld, dont on fête actuellement le centenaire. Héritière de traditions allemandes et françaises, elle a fait la fusion d’un héritage européen sur lequel se fondera notre avenir.
Les politiques hygiénistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle se sont focalisées sur la construction d’établissements de bains. Si la France a développé des bains-douches dès 1850, c’est en Allemagne qui se sont construits des établissements de bains très complets, comprenant des piscines et des bains médicaux. Pour cette raison, à Strasbourg, la décision municipale de 1898 s’est accompagnée de la création d’une commission chargée de visiter les réalisations les plus exceptionnelles déjà existantes. La rédaction d’un cahier des charges ne s’improvise pas : elle a été précédée d’une réflexion en profondeur sur les objectifs, les moyens et les modalités de mise en oeuvre de cet ambitieux projet.
Lors de la construction : des élus impliqués, des techniques innovantes…
La lecture des comptes-rendus de l’époque montre à quel point les élus se sont sentis impliqués par cette opération, allant jusqu’à discuter non seulement du programme mais aussi des détails d’architecture. La Ville a pris alors le temps de la réflexion, d’où une certaine lenteur concernant l’avancement des travaux.
Le bâtiment intégrait les techniques les plus modernes de l’époque. Une entreprise suisse pionnière dans ce domaine (Züblin AG) a réalisé pour ce bâtiment le premier exemple de structure en béton armé d’un édifice public en Alsace. Plus tard, cette même entreprise a sauvé la cathédrale en injectant des fondations de béton en remplacement des pieux de bois.
L’originalité de l’édifice de bains strasbourgeois réside dans la complémentarité programmatique : à l’équipement initial, inauguré en 1908 – deux piscines, baignoires, bains romains, bains d’air et de soleil, bains pour les chiens – sont venus se greffer d’autres éléments, pour l’essentiel des équipements à caractère médical, dans le bâtiment annexe. L’ensemble a été opérationnel en 1911.
L’histoire de cet équipement avait fait l’objet d’une étude approfondie, réalisée entre 1995 et 1997 par Liane Zoppas. Ce travail a fait l’objet d’une mission commanditée par l’Agence d’Urbanisme, puis s’est prolongé par des propositions de restructuration des Bains, dont de nombreux espaces étaient désaffectés. La mise en exergue des qualités exceptionnelles de ce bâtiment avait conduit tout naturellement à une prise de conscience de ce patrimoine négligé. Robert Hermann, alors adjoint aux Sports et vice-président de la CUS, avait pu apprécier ces éléments, en tant que membre du jury du diplôme d’architecture présenté par Liane Zoppas. Précisons tout de même que les conclusions de cette étude n’ont jamais préconisé une transformation des Bains Municipaux en équipement de type Caracalla à Baden-Baden !
Trois ans après, l’inscription de l’édifice à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques (décision du 10/10/2000) est venue confirmer l’importance du bâtiment aux yeux des responsables locaux. Depuis, l’intérêt porté à l’oeuvre de Fritz Beblo, l’architecte des Bains, n’a cessé de croître.
La problématique du devenir de cet équipement s’étend à d’autres aspects de la gestion municipale et d’autres personnes sauront évoquer ces sujets de façon plus pertinente que nous. Nous nous limiterons ici aux questions qui touchent à l’architecture et à l’urbanisme, notre domaine de compétences.
Aujourd’hui : un bâti qui reste solide malgré des dégradations liées au manque d’entretien.
L’étude remise à la Ville il y a 15 ans montrait que l’édifice présentait, en ce qui concerne le bâti, un état général satisfaisant. Cependant, des mesures urgentes s’imposaient afin d’éviter certains processus de dégradation : par exemple dans le secteur des bains-douches, mais aussi dans des lieux désaffectés comme la terrasse des bains d’air et de soleil, ou les bains pour chiens.
Aujourd’hui, une visite des lieux nous a montré que la situation n’avait pas changé. En ce qui concerne la « décrépitude » souvent évoquée de ce bâtiment, les dégradations restent, pour la plupart, plutôt superficielles (au niveau des enduits et de certaines boiseries). Mais le bâti, dans sa structure même, ne pose pas de souci majeur. Les bassins, par exemple, quoique anciens et ne répondant pas aux normes actuelles de construction, posent moins de problèmes de fuites que ceux d’autres piscines de la CUS. Ceci est dû à la qualité de leur réalisation il y a plus de cent ans. Par ailleurs, en ce qui concerne la non-conformité aux normes d’aujourd’hui, le service technique s’emploie à adapter les installations, de sorte que l’eau des piscines de la Victoire reste de bonne qualité.
Au niveau du secteur de bains-douches, des sérieux dommages résultent de fuites importantes, déjà signalées il y a 15 ans et dont l’origine n’est pas liée au projet initial, mais à des travaux postérieurs pour le remplacement de certaines baignoires par des douches. Il serait sans doute nécessaire de revoir les installations techniques (réseau électrique, ventilation…), et bien sûr les canalisations, parfois très anciennes, un problème qui, à Strasbourg, n’est pas l’apanage de cet édifice. Enfin, des évaluations techniques nécessaires concernant le système de chauffage avaient déjà été évoquées par l’étude précédente. Par ailleurs, la chaufferie des Bains, conçue pour fournir de la chaleur à d’autres bâtiments (notamment l’école des Arts Décoratifs) est aujourd’hui surdimensionnée pour les seuls besoins des Bains Municipaux.
Parmi les propositions faites en 1997 figuraient des scénarios d’utilisation de la cour arrière, totalement inexploitée malgré son exposition privilégiée et la qualité exceptionnelle des volumes construits (façade arrière des Bains).
Sur le devenir des bains
Aujourd’hui la Ville nous apprend qu’elle a retenu le scénario d’une cession (bail emphytéotique?) à des investisseurs privés, considérant que l’entretien de l’équipement est trop onéreux. Un budget imprécis (les chiffres oscillent entre 18 et 30 millions d’euros) est avancé comme argument, mais nous n’avons pas pu obtenir d’explications sur l’origine de ces chiffres. Ce chiffrage s’appuie-t-il sur un projet ou du moins sur un cahier de charges ?
Peut-on raisonnablement avancer des chiffres alors que n’ont pas étés définies au préalable des intentions sur le fonctionnement ultérieur de l’édifice ? Par ailleurs, la Communauté Urbaine engage, sans que cela semble poser problème, des budgets semblables sur les autres piscines de l’agglomération strasbourgeoise, les Bains Municipaux, rebaptisés Piscine de la Victoire, étant délibérément exclus de cette liste.
Les Bains de cette époque, dont pourtant beaucoup ont souffert au cours du XXe siècle, retiennent l’attention des autorités outre-Rhin : il serait étrange que ceux de Strasbourg, parmi les plus réussis et probablement les mieux conservés de cette série d’édifices, ne bénéficient pas des mêmes égards.
La Ville doit faire face à de nombreux cas de conservation de son patrimoine architectural. Il n’est pas en soi scandaleux de faire appel à des investisseurs privés pour assurer l’avenir d’un patrimoine que les ressources seules de la Ville ne peuvent garantir. Mais dans le cas des Bains Municipaux de Strasbourg, cette hypothèse, qui remet en cause le principe même du programme réalisé par la Ville en son temps, ne devrait même pas être envisagée, puisque les Bains continuent à fonctionner avec un public fidèle et attaché à ces lieux, comme le démontrent les réactions immédiates des usagers à l’annonce du projet municipal. Il ne s’agit pas seulement d’une piscine, mais également d’un ensemble de services dont l’on ne trouve pas l’équivalent ailleurs au centre-ville, avec des bains romains, puis aussi des cours d’aquagym 3ème âge ou pré-natale, parmi les activités originales proposées par les personnels du service public des Bains.
Un gros potentiel patrimonial
Tout ce qui précède implique, pour la Ville, de bien considérer les enjeux d’une rénovation, rendue nécessaire par l’absence d’un entretien adéquat. Il s’agit d’inscrire cette question dans le cadre d’un débat d’urbanisme et de société, qui se doit d’être public.
La Ville de Strasbourg a fait une demande de classement du Quartier allemand (Neustadt) au Patrimoine Mondial de l’Unesco et une grande exposition est prévue sur les relations franco-allemandes en architecture. Bien consciente du potentiel patrimonial de cette période de l’histoire, la municipalité ne saurait donc en aucun cas se défaire d’une des pièces maîtresses de cet héritage.
En l’absence d’éléments qui permettraient d’apprécier le projet de transformation de l’édifice, on peut imaginer cependant qu’une orientation vers le privé – en admettant que le bâtiment reste un établissement de bains ! – aurait pour conséquence la hausse des tarifs et, par conséquent, la redirection du public actuel vers des sites péri-urbains. On serait alors en totale contradiction avecles efforts actuels des grandes villes pour redensifier les centres urbains en proposant d’y réintroduire les équipements aujourd’hui excentrés, consommateurs d’energie par les déplacements qu’ils induisent. De plus, l’évocation des piscines du Wacken et de la Kibitznau comme solution de remplacement de la seule piscine du centre Ville ne peut être justifiée, surtout lorsque l’on considère le projet de « piscine nordique » annoncé pour le Wacken…
Il conviendrait donc de continuer la réflexion engagée il y a 15 ans – et interrompue entretemps – en mettant en avant les usages existants, puis ceux qu’il est possible de créer grâce à une réappropriation des espaces désaffectés. Comme lors de la construction du bâtiment, l’étude du traitement d’équipements semblables en Europe permettrait de valider certaines hypothèses ou réalisations mises en oeuvre ailleurs. Car nous gardons toujours à l’esprit « le naufrage de l’Océade » (voir DNA, 29/07/2006)…
L’eau, la gestion de l’eau, les nouveaux rapports à la pratique des bains sont dans le monde entier des thèmes qui font l’objet de recherches, d’expositions… comme ce fut le cas encore récemment à Strasbourg, lors des journées organisées par l’ENGEES.
Souhaitons que nos élus, plutôt que de vouloir résoudre de façon expéditive un problème de budget somme toute gérable (et après avoir critiqué le fait que la précédente municipalité ait bradé l’Aubette) ne ratent pas l’occasion de se saisir de cet enjeu que constitue l’avenir des Bains Municipaux !
Liane Zoppas
Didier Laroche
Architectes
Strasbourg, 30/04/2010
* Pour lire l’article DNA, cliquer sur ce lien : DNA Bains Municipaux 4 mai 2010