Le pauvre et Gretel

Il était une fois un pauvre, tellement pauvre qu’il ne portait aucun vêtement et se nourrissait exclusivement de déchets alimentaires récupérés dans les poubelles. La seule petite folie qu’il s’offrait dans l’année, c’était à Noël, une orange qu’il était bien obligé de voler puisqu’il n’avait pas le moindre sou. Or un jour, alors qu’il essayait vainement de récupérer une bouteille consignée dans une benne à verre avec un misérable crochet en fil de fer, il tomba nez à nez avec une créature de rêve qui venait balancer deux douzaines de cadavres de champagne hors de prix. Et dans le boucan infernal du verre qui se fracasse ils eurent un coup de foudre réciproque. Elle s’appelait Gretel. Lui n’avait pas de nom. Il était trop pauvre pour en avoir un. Alors on disait « le pauvre ». Seule Gretel disait « mon pauvre ». Car c’était désormais le sien.

Gretel était la fille d’un ogre qui avait fait fortune dans le « Kidburger », une sorte de sandwich à base de chair d’enfant hachée. Elle était pleine aux as. Elle commença par acheter des vêtements de luxe à son pauvre puis elle lui paya un studio, des repas au resto et un téléphone hors de prix qui lit dans vos pensées et appelle automatiquement la personne à qui vous aimeriez bien parler. Du coup il cessa d’être pauvre et il fallut lui trouver un nom. Comme ils s’étaient rencontrés un mercredi ils décidèrent que ce serait Vendredi. Ça existait déjà alors que Mercredi, ils n’étaient pas sûrs. Vendredi et Gretel formaient un bien joli couple sur lequel les regards des passants s’attardaient tendrement. Ils filèrent le parfait amour jusqu’à ce que débarque Hansel. Climax. Musique dramatique. Jingle. Publicité. Retour à notre conte. Flash back. Hansel est le frère de Gretel. Il a quatre ans de plus qu’elle. Il a très mal vécu la venue de cette rivale dans la famille. Il a fallu le conduire, dès son plus jeune âge chez un pédopsychiatre qui lui récita d’une voix pâteuse, entre deux gorgées de bourbon, un poème de Victor Hugo (1802-1885).

Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
.
Applaudit à grands cris.

Son doux regard qui brille

Fait briller tous les yeux,

Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,

Se dérident soudain à voir l’enfant paraître,

Innocent et joyeux.

Mais ça ne marcha pas. La jalousie d’Hansel ne fit que s’amplifier et il devint teigneux, violent et tyrannique. Gretel était une fille : elle devait se coltiner toutes les corvées et lui obéir au doigt et à l’œil. Ce en gros à quoi elle se plia pour sa sécurité. Quand il apprit la love story de sa sœur, Hansel entra dans une rage folle et lui donna l’ordre de « rompre immédiatement avec cette cloche ». Mais Gretel qui craignait pourtant les colères de son frère était tellement amoureuse de son Vendredi que ce coup-ci elle ne céda pas. Et histoire de s’éloigner un peu de ce beau-frère déplaisant, les tourtereaux s’offrirent une croisière de rêve sur un palace flottant. Hélas pas si flottant que ça. Il sombra corps et bien au milieu du Pacifique. Gretel et son jules s’en sortirent de justesse en nageant jusqu’à une île déserte. Enfin jadis déserte. Elle était occupée par deux anciens naufragés, Robinson et Vendredi (ce qui ne va pas nous simplifier les choses). Ils y vivaient depuis des lustres et considéraient qu’elle leur appartenait même s’ils ne pouvaient pas se prévaloir d’un véritable titre de propriété. Tout juste pouvaient-ils avancer un récit de leur histoire écrit au XVIII e siècle par un toxicomane anglais complètement dépravé (source Wikipedia)

Robinson et son acolyte prièrent les intrus de déguerpir avec fermeté et des lances aux pointes acérées, polies pendant des heures avec une pierre – l’île offrait peu de distractions – et tartinées de curare. Vendredi, l’autre, celui qu’à la réflexion il aurait quand même mieux valu appeler Mercredi tenta de convaincre Gretel d’obéir.

– Viens chérie partons, tu vois bien qu’on dérange.

Mais Gretel ne voulut rien savoir et nonobstant les pointes acérées tartinées de curare elle prit les choses de haut arguant du devoir d’assistance, du droit des réfugiés, de la solidarité internationale et autres fariboles du même acabit. Mais cela fit son effet. Robinson, un vieillard ronchon, vêtu d’un sorte de robe végétale informe et coiffé d’un ridicule bibi en peau de hornbostel était dans le fond un bon bougre. Il accepta de partager son île le temps de trouver ensemble une meilleure solution. Laquelle consista à jeter à la mer une bouteille enfermant un message écrit en plusieurs langues y compris le morse, le volapuk et le braille. On n’est jamais assez prudent. « Nous sommes naufragés, écrivirent ils, sur une île déserte à environ 38° 26’ 14’’ Sud/16° 44’ 53’’ Est. Venez nous chercher s’il vous plaît. Signé R., G., V1., V2.»

La bouteille fut ramassée trente et un ans, deux mois et six jours plus tard à Paimpol (22 500) par un agent de la poste en vacances. Il l’ouvrit, lut le message, réfléchit un instant puis farfouilla dans son sac de plage pour en extraire un stylo poissé de crème solaire attaché au sac par une chaîne à bille. Il ajouta quelques mots au texte des infortunés voyageurs : « Veuillez nous préciser le nom de l’île, le numéro d’arrondissement et le Centre de Tri le plus proche. Bien cordialement. Le préposé. » Il replaça le message dans la bouteille qu’il remit à la mer et s’étendit sur son drap de bain légèrement enivré par le doux sentiment du devoir accompli.