Le loup de Monsieur Seguin

Tout le monde connaît l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin : la fugue imprudente et fatale d’une biquette désobéissante qui finit dévorée par un loup à l’issue d’un vain mais vaillant combat nocturne. Ce que l’on sait moins c’est que peu de temps après le drame, Monsieur Seguin adopta le loup criminel. Cette attitude paradoxale est connue sous le nom de « syndrome de Stockholm ».
Oh ça ne se fit pas tout seul. Il y eut d’abord la douleur, la haine, la soif de vengeance, les procès, les préjudices moraux, les dommages et intérêts… Et puis peu à peu l’envie de mieux connaître l’assassin de sa chèvre se mit à tarauder Monsieur Seguin. Si bien qu’un beau matin il prit son courage à deux mains et se rendit au jardin zoologique où l’on avait conduit le loup sous bonne escorte et une musique de Prokofiev. Pom pom polom pom pom. Et le loup l’émut. Il lui raconta son enfance : les morsures d’un père alcoolique qui dépouillait des saint-bernards, sa mère qui se prostituait pour le nourrir lui et ses onze frères et sœurs. Lesquels finirent tout de même par être vendus au parc du Mercantour. Monsieur Seguin ne se lassait pas de cette belle et triste histoire et il prit l’habitude de rendre tous les jours visite au loup. Lentement l’affection l’emporta sur le ressentiment, une véritable amitié se noua entre eux et environ deux ans après la nuit tragique, Monsieur Seguin graissa la patte à un gardien et emmena le loup chez lui où ils vécurent heureux. Enfin, heureux, c’est vite dit … Le loup eut beaucoup de mal à s’habituer à l’exiguïté du F3, à la moquette bordeaux, à la passion maniaque de son nouveau maître pour les sudoku et à une nourriture insipide et monotone : croquettes de facteur matin, midi et soir.
Mais surtout, des années après son forfait et nonobstant de réels efforts de réhabilitation et de nombreux gages de bonne conduite, on se méfiait de lui, on médisait, les voisins l’évitaient et les journalistes rodaient… à l’affût d’une confession exclusive du monstre, un scoop sur ses orientations sexuelles ou politiques, un secret de cuisine, une anecdote piquante. Et un soir de déprime, particulièrement las de ce harcèlement médiatique, il boulotta sans façon une pigiste de France Inter. A la nouvelle de cette récidive dont avait été victime une consoeur, l’homme tronc du JT brama : « la France à peur ». Et le loup retourna au zoo. Pom pom polom pom pom.