Barbe au Bois dormant

Il était une fois un être qui n’avait pas de mains, pas de bras, pas de jambes, pas d’abdomen, pas de torse, pas de bouche, pas de nez, pas d’yeux, pas de tête. Rien. Rien qu’une barbe. Les gens, d’ailleurs, l’appelaient « Barbe » ou « La barbe », ça dépendait.
A cette époque que, pour faire court, nous appellerons « l’Age d’Or », le monde était heureux et joyeux, la vie n’était que perpétuelles fêtes et rigolades. Mais Barbe boudait toutes les réjouissances. Il était sobre, chaste, végétarien et ne s’intéressait qu’à la philosophie allemande. Les rares fois où il se mêlait à ses exubérants semblables ce n’était pas pour danser, flirter et ripailler avec eux mais pour les entretenir du dasein et de la weltanschauung. Si bien que peu à peu tout le monde le prit en grippe et il finit par être banni de la société des hommes. (Je sais, c’est cruel, mais imaginez la tête que vous feriez vous-mêmes si, en pleine bamboula, un être sans mains, sans bras, sans jambes, etc, rien qu’une barbe maussade, venait vous bassiner avec le dasein et la weltanschauung !)
Barbe, rejeté par les siens, se retira dans une forêt à l’écart où il se fit construire une maison rébarbative, une sorte de barre de HLM, qu’il baptisa un peu pompeusement la « Résidence du bois ». Il y fut bientôt rejoint par des jeunes en difficulté, des travailleurs sociaux, des journalistes, des CRS, des témoins de Jéhovah et des ministres de la Ville. Mais tout ce petit monde faisait beaucoup de raffut et Barbe n’arrivait plus à se concentrer sur le dasein et la weltanschauung. Il essaya bien de les initier à Kant, Hegel et Heidegger mais ça n’intéressait que les témoins de Jéhovah et encore, juste pour critiquer et ratiociner.
Alors Barbe se mit à s’ennuyer, s’ennuyer, s’ennuyer, inexorablement et à traîner au lit toute la sainte journée, le regard fixé au plafond. Un beau jour arriva ce qui devait arriver, il sombra dans un profond sommeil et tous les efforts pour l’en retirer restèrent vains. Même les chatouilles, les coups de feu et les causeries sur le dasein et la weltanschauung.
Et bientôt le bruit se répandit que Barbe, d’ennui, au bois s’était endormi. Jusqu’à chez nos bambocheurs qui ignoraient, bien sûr, ce qu’était l’ennui. Alors intrigués il accoururent en masses bruyantes et chahuteuses pour observer le phénomène. Et un jour qu’une de ces bandes de fêtards faisaient la nouba au chevet de Barbe, une jeune fée délurée, par bravade, déclara qu ‘elle allait lui faire un câlin. Elle allia le geste à la parole. Nous ne nous étendrons pas sur cet épisode mais c’est un fait : la fée lui fit beaucoup d’effet.
Tant et si bien que d’un seul coup d’un seul et à la surprise générale, l’être qui n’avait pas de mains, pas de bras, pas de jambes, pas d’abdomen, pas de torse, pas de bouche, pas de nez, pas d’yeux, pas de tête qu’était Barbe se métamorphosa en un prince charmant, beau, intelligent, riche et célèbre qui répondait au prénom de Brad ou Braddy, ça dépendait.
Cependant, elle eut beau trépigner et se rouler par terre, Braddy n’épousa pas sa bonne fée mais un top model islandais. Ils vécurent heureux et eurent deux enfants, un garçon et une fille qu’ils prénommèrent Dasein et Weltanschauung au grand dam de l’officier d’état civil.